Grâce aux relations de son père, David put enregistrer un premier 45 tours dès l'âge de dix-sept ans; ce fut un échec total. Il faut dire qu'il sortait la même année que Sgt Peppers, Days of Future Passed, et tant d'autres. Jimi Hendrix, les Rolling Stones, les Doors étaient au sommet de leur production; Neil Young commençait à enregistrer, et on comptait encore beaucoup sur Brian Wilson. Il n'y avait pas de place, en ces années-là, pour un bassiste honorable mais peu inventif. David s'obstina, changea quatre fois de groupe, essaya différentes formules; trois ans après le départ de son père, il décida lui aussi de tenter sa chance en Europe. Il trouva facilement un engagement dans un club sur la Côte, cela n'était pas un problème; des nanas l'attendaient chaque soir dans sa loge, cela n'était pas un problème non plus. Mais personne, dans aucune maison de disques, ne prêta la moindre attention à ses démos.
Lorsque David rencontra Annabelle, il avait déjà eu plus de cinq cents femmes; pourtant, il n'avait pas le souvenir d'une telle perfection plastique. Annabelle de son côté fut attirée par lui, comme l'avaient été toutes les autres. Elle résista plusieurs jours, et ne céda qu'une semaine après leur arrivée. Ils étaient une trentaine à danser, cela se passait à l'arrière de la maison, la nuit était étoilée et douce. Annabelle portait une jupe blanche et un tee-shirt court sur lequel était dessiné un soleil. David dansait très près d'elle, la faisait parfois tourner dans une passe de rock. Ils dansaient sans fatigue, depuis plus d'une heure, sur un rythme de tambourin tantôt rapide, tantôt lent. Bruno se tenait immobile contre un arbre, le cœur serré, vigilant, en état d'éveil. Tantôt Michel apparaissait à la lisière du cercle lumineux, tantôt il disparaissait dans la nuit. Tout à coup il fut là, à cinq mètres à peine. Bruno vit Annabelle quitter les danseurs pour venir se planter devant lui, il l'entendit nettement demander: «Tu ne danses pas?», son visage à ce moment était très triste. Michel eut pour décliner l'invitation un geste d'une incroyable lenteur, comme en aurait eu un animal préhistorique récemment rappelé à la vie. Annabelle demeura immobile devant lui pendant cinq à dix secondes, puis se retourna et rejoignit le groupe. David la prit par la taille et l'attira fermement contre lui. Elle posa la main sur ses épaules. Bruno regarda à nouveau Michel; il eut l'impression qu'un sourire flottait sur son visage; il baissa les yeux. Quand il les releva, Michel avait disparu. Annabelle était dans les bras de David; leurs lèvres étaient proches.
Allongé sous sa tente, Michel attendit l'aurore. Vers la fin de la nuit éclata un orage très violent, il fut surpris de constater qu'il avait un peu peur. Puis le ciel s’apaisa, il se mit à tomber une pluie régulière et lente. Les gouttes frappaient la toile de tente avec un bruit mat, à quelques centimètres de son visage, mais il était à l'abri de leur contact. Il eut soudain le pressentiment que sa vie entière ressemblerait à ce moment. Il traverserait les émotions humaines, parfois il en serait très proche; d'autres connaîtraient le bonheur, ou le désespoir; rien de tout cela ne pourrait jamais exactement le concerner ni l'atteindre. À plusieurs reprises dans la soirée, Annabelle avait jeté des regards dans sa direction tout en dansant. Il avait souhaité bouger, mais il n'avait pas pu; il avait eu la sensation très nette de s'enfoncer dans une eau glacée. Tout, pourtant, était excessivement calme. Il se sentait séparé du monde par quelques centimètres de vide, formant autour de lui comme une carapace ou une armure.
15
Le lendemain matin, la tente de Michel était vide. Toutes ses affaires avaient disparu, mais il avait laissé un mot qui indiquait simplement: «NE VOUS INQUIETEZ PAS.»
Bruno repartit une semaine plus tard. En montant dans le train il se rendit compte qu'au cours de ce séjour il n'avait pas essayé de draguer, ni même, sur la fin, a parler à qui que ce soit.
Vers la fin du mois d'août, Annabelle s'aperçut qu'elle avait un retard de règles. Elle se dit que c'était mieux ainsi. Il n'y eut aucun problème: le père de David connaissait un médecin, un militant du Planning familial, qui opérait à Marseille. C'était un type d'une trentaine d'années, enthousiaste, avec une petite moustache rousse, qui s'appelait Laurent. Il tenait à ce qu'elle l'appelle par son prénom: Laurent. Il lui montra les différents instruments, lui expliqua les mécanismes de l'aspiration et du curetage. Il tenait à établir un dialogue démocratique avec ses clientes, qu'il considérait plutôt comme des copines. Depuis le début il soutenait la lutte des femmes, et selon lui il restait encore beaucoup à faire. L'opération fut fixée au lendemain; les frais seraient pris en charge par le Planning familial.
Annabelle rentra dans sa chambre d'hôtel à bout de nerfs. Le lendemain elle avorterait, elle dormirait encore une nuit à l'hôtel, puis elle rentrerait chez elle; c'est ce qu'elle avait décidé. Toutes les nuits depuis trois semaines elle avait rejoint David sous sa tente. La première fois elle avait eu un peu mal, mais ensuite elle avait éprouvé du plaisir, beaucoup de plaisir; elle ne soupçonnait même pas que le plaisir sexuel puisse être si intense. Pourtant, elle n'éprouvait aucune affection pour ce type; elle savait qu'il la remplacerait très vite, c'était même probablement ce qu'il était en train de faire.
Ce même soir, lors d'un dîner entre amis, Laurent évoqua avec enthousiasme le cas d'Annabelle. C'était pour des filles comme elle qu'ils avaient lutté, indiqua-t-il; pour éviter qu'une fille d'à peine dix-sept ans («et en plus jolie», faillit-il ajouter) ne voie sa vie gâchée par une aventure de vacances.
Annabelle appréhendait énormément son retour à Crécy-en-Brie, mais en fait il ne se passa rien. On était le 4 septembre; ses parents la félicitèrent pour son bronzage. Ils lui apprirent que Michel était parti, qu'il occupait déjà sa chambre à la résidence universitaire de Bures-sur-Yvette; ils ne se doutaient manifestement de rien. Elle se rendit chez la grand-mère de Michel. La vieille dame semblait fatiguée, niais elle lui fit bon accueil, et lui donna sans difficultés l'adresse de son petit-fils. Elle avait trouvé un peu bizarre que Michel rentre avant les autres, oui; elle avait également trouvé bizarre qu'il parte s'installer un mois avant la rentrée universitaire, mais Michel était un garçon bizarre.
Au milieu de la grande barbarie naturelle, les êtres humains ont parfois (rarement) pu créer de petites places chaudes irradiées par l'amour. De petits espaces clos, réservés, où régnaient l'intersubjectivité et l'amour.
Les deux semaines suivantes, Annabelle les consacra à écrire à Michel. Ce fut difficile, elle dut raturer et recommencer à de nombreuses reprises. Terminée, la lettre faisait quarante pages; pour la première fois c'était vraiment une lettre d'amour. Elle la posta le 17 septembre, le jour de la rentrée au lycée; puis elle attendit.
La faculté d'Orsay - Paris XI est la seule université en région parisienne réellement conçue selon le modèle américain du campus. Plusieurs résidences disséminées dans un parc accueillent les étudiants du premier au troisième cycle. Orsay n'est pas seulement un lieu d'enseignement, mais également un centre de recherches de très haut niveau en physique des particules élémentaires.
Michel habitait une chambre d'angle, au quatrième et dernier étage du bâtiment 233; il s'y trouva tout de suite très bien. Il y avait un petit lit, un bureau, des étagères pour ses livres. Sa fenêtre donnait sur une pelouse qui descendait jusqu'à la rivière; en se penchant un peu, tout à fait à droite, on pouvait distinguer la masse de béton de l'accélérateur de particules. En cette saison, un mois avant la rentrée, la résidence était presque vide; il n'y avait que quelques étudiants africains - pour lesquels le problème était surtout de se loger en août, où les bâtiments fermaient totalement. Michel échangeait quelques mots avec la gardienne; dans la journée, il marchait le long de la rivière. Il ne se doutait pas encore qu'il allait rester dans cette résidence pendant plus de huit ans.