Un matin, vers onze heures, il s'allongea dans l'herbe, au milieu des arbres indifférents. Il s'étonnait de souffrir autant. Profondément éloignée des catégories chrétiennes de la rédemption et de la grâce, étrangère à la notion même de liberté et de pardon, sa vision du monde en acquérait quelque chose de mécanique et d'impitoyable. Les conditions initiales étant données, pensait-il, le réseau des interactions initiales étant paramétré, les événements se développent dans un espace désenchanté et vide; leur déterminisme est inéluctable. Ce qui s'était produit devait se produire, il ne pouvait en être autrement; personne ne pouvait en être tenu pour responsable. La nuit Michel rêvait d'espaces abstraits, recouverts de neige; son corps emmaillotté de bandages dérivait sous un ciel bas, entre des usines sidérurgiques. Le jour il croisait quelquefois un des Africains, un petit Malien à la peau grise; ils échangeaient un signe de tête. Le restaurant universitaire n'était pas encore ouvert; il achetait des boîtes de thon au Continent de Courcelles-sur-Yvette, puis il regagnait la résidence. Le soir tombait. Il marchait dans des couloirs vides.
Vers la mi-octobre Annabelle lui écrivit une seconde lettre, plus brève que la précédente. Entre-temps elle avait téléphoné à Bruno, qui n'avait pas non plus de nouvelles: il savait juste que Michel téléphonait régulièrement à sa grand-mère, mais qu'il ne reviendrait probablement pas la voir avant Noël.
Un soir de novembre, en sortant d'un TD d'analyse, Michel trouva un message dans son casier à la résidence universitaire. Le message était ainsi libellé: «Rappelle ta tante Marie-Thérèse. URGENT.» Cela faisait deux ans qu'il n'avait pas beaucoup vu sa tante Marie-Thérèse, ni sa cousine Brigitte. Il rappela aussitôt. Sa grand-mère avait eu une nouvelle attaque, on avait dû l'hospitaliser à Meaux. C'était grave, et même probablement très grave. L'aorte était faible, le cœur risquait de lâcher.
Il traversa Meaux à pied, longea le lycée; il était à peu près dix heures. Au même moment, dans une salle de cours, Annabelle étudiait un texte d'Epicure - penseur lumineux, modéré, grec, et pour tout dire un peu emmerdant. Le ciel était sombre, les eaux de la Marne tumultueuses et sales. Il trouva sans difficulté le complexe hospitalier Saint-Antoine - un bâtiment ultramoderne, tout en verre et en acier, qui avait été inauguré l'année précédente. Sa tante Marie-Thérèse et sa cousine Brigitte l'attendaient sur le palier du septième étage; elles avaient visiblement pleuré. «Je sais pas s’il faut que tu la voies…» dit Marie-Thérèse. Il ne releva pas. Ce qui devait être vécu, il allait le vivre.
C'était une chambre d'observation intensive, où sa grand-mère était seule. Le drap, d'une blancheur extrême, laissait à découvert ses bras et ses épaules; il lui fut difficile de détacher son regard de cette chair dénudée, ridée, blanchâtre, terriblement vieille. Ses bras perfusés étaient attachés au bord du lit par des sangles. Un tuyau cannelé pénétrait dans sa gorge. Des fils passaient sous le drap, reliés à des appareils enregistreurs. Ils lui avaient enlevé sa chemise de nuit; ils ne l'avaient pas laissée refaire son chignon, comme chaque matin depuis des années. Avec ses longs cheveux gris dénoués, ce n'était plus tout à fait sa grand-mère; c'était une pauvre créature de chair, à la fois très jeune et très vieille, maintenant abandonnée entre les mains de la médecine. Michel lui prit la main; il n'y avait que sa main qu'il parvienne tout à fait à reconnaître. Il lui prenait souvent la main, il le faisait encore tout récemment, à dix-sept ans passés. Ses yeux ne s'ouvrirent pas; mais peut-être, malgré tout, est-ce qu'elle reconnaissait son contact. Il ne serrait pas très fort, il prenait simplement sa main dans la sienne, comme il le faisait auparavant; il espérait beaucoup qu'elle reconnaisse son contact.
Cette femme avait eu une enfance atroce, avec les travaux de la ferme dès l'âge de sept ans, au milieu de semi-brutes alcooliques. Son adolescence avait été trop brève pour qu'elle en garde un réel souvenir. Après la mort de son mari elle avait travaillé en usine tout en élevant ses quatre enfants; en plein hiver, elle avait été chercher de l'eau dans la cour pour la toilette de la famille. À plus de soixante ans, depuis peu en retraite, elle avait accepté de s'occuper à nouveau d'un enfant jeune - le fils de son fils. Lui non plus n'avait manqué de rien - ni de vêtements propres, ni de bons repas le dimanche midi, ni d'amour. Tout cela, dans sa vie, elle l'avait fait. Un examen un tant soit peu exhaustif de l'humanité doit nécessairement prendre en compte ce type de phénomènes. De tels êtres humains, historiquement, ont existé. Des êtres humains qui travaillaient toute leur vie, et qui travaillaient dur, uniquement par dévouement et par amour; qui donnaient littéralement leur vie aux autres dans un esprit de dévouement et d'amour; qui n'avaient cependant nullement l'impression de se sacrifier; qui n'envisageaient en réalité d'autre manière de vivre que de donner leur vie aux autres dans un esprit de dévouement et d'amour. En pratique, ces êtres humains étaient généralement des femmes.
Michel demeura dans la salle environ un quart d'heure, tenant la main de sa grand-mère dans la sienne; puis un interne vint le prévenir qu'il risquait prochainement de gêner. Il y avait peut-être quelque chose à faire; pas une opération, non, ça c'était impossible; mais peut-être quand même, quelque chose, en somme rien n'était perdu.
Le trajet de retour se déroula sans un mot; Marie-Thérèse conduisait machinalement la Renault 16. Ils mangèrent sans beaucoup parler non plus, évoquant de temps à autre un souvenir. Marie-Thérèse les servait, elle avait besoin de s'agiter; de temps en temps elle s’arrêtait, pleurait un petit peu, puis retournait vers la cuisinière.
Annabelle avait assisté au départ de l'ambulance, puis au retour de la Renault 16. Vers une heure du matin elle se leva et s'habilla, ses parents dormaient déjà; elle marcha jusqu'à la grille du pavillon de Michel. Toutes les lumières étaient allumées, ils étaient probablement dans le salon; mais à travers les rideaux il était impossible de distinguer quoi que ce soit. Il tombait à ce moment une pluie fine. Dix minutes environ s'écoulèrent. Annabelle savait qu'elle pouvait sonner à la porte, et voir Michel; elle pouvait aussi, finalement, ne rien faire. Elle ne savait pas exactement qu'elle était en train de vivre l'expérience concrète de la liberté; en tout cas c'était parfaitement atroce, et elle ne devait jamais plus tout à fait être la même, après ces dix minutes. Bien des années plus tard, Michel devait proposer une brève théorie de la liberté humaine sur la base d'une analogie avec le comportement de l'hélium super-fluide. Phénomènes atomiques discrets, les échanges d'électrons entre les neurones et les synapses à l'intérieur du cerveau sont en principe soumis à l'imprévisibilité quantique; le grand nombre de neurones fait cependant, par annulation statistique des différences élémentaires, que le comportement humain est - dans ses grandes lignes comme dans ses détails - aussi rigoureusement déterminé que celui de tout autre système naturel. Pourtant, dans certaines circonstances, extrêmement rares - les chrétiens parlaient d'opération de la grâce - une onde de cohérence nouvelle surgit et se propage à l'intérieur du cerveau; un comportement nouveau apparaît, de manière temporaire ou définitive, régi par un système entièrement différent d'oscillateurs harmoniques; on observe alors ce qu'il est convenu d'appeler un acte libre.