Bruno marcha quelques mètres en oblique, s'éloignant sournoisement du wigwam; il ne souhaitait pas trop, cependant, s'écarter des petites culottes. C'étaient des objets délicats, tout en dentelles et en transparences; il n'imaginait pas qu'elles pussent appartenir à la squaw. Il dénicha un emplacement entre deux Canadiennes (des cousines? des sœurs? des copines de lycée?) et se mit au travail.
Lorsqu'il eut terminé, la nuit était presque tombée. II descendit chercher ses valises dans le soir finissant. II croisa plusieurs personnes sur le chemin: des couples, des personnes seules; pas mal de femmes seules, dans la quarantaine. Régulièrement, des écriteaux «RESPECT MUTUEL» étaient cloués aux arbres; il s'approcha de l'un d'eux. Sous l'écriteau, une petite coupelle était remplie à ras bord de préservatifs aux normes NF. En dessous, une poubelle en plastique blanc. Il appuya sur la pédale, braqua sa lampe de poche: il y avait surtout des boîtes de bière, mais aussi quelques préservatifs usagés. C'est rassurant, se dit Bruno; les choses ont l'air de tourner, ici.
La remontée fut pénible; ses valises lui sciaient les mains, il avait le souffle coupé; il dut s'arrêter à mi-pente. Quelques humains circulaient dans le camping, les rayons de leurs lampes de poche se croisaient dans la nuit. Plus loin c'était la route côtière, la circulation était encore dense; il y avait une soirée seins nus au Dynasty, sur la route de Saint-Clément, mais il ne se sentait plus la force d'y aller, ni d'aller où que ce soit. Bruno demeura ainsi environ une demi-heure. Je regarde les phares entre les arbres, se disait-il, et voilà ma vie.
De retour à sa tente il se servit un whisky et se branla doucement en feuilletant Swing Magazine, «le droit au plaisir»; il avait acheté le dernier numéro dans un relais-détente près d'Angers. Il n'envisageait pas réellement de répondre à ces différentes annonces; il ne se sentait pas à la hauteur pour un gang bang ou une douche de sperme. Les femmes qui acceptaient de rencontrer des hommes seuls préféraient généralement les Blacks, et de toute façon exigeaient des mensurations minimales qu'il était loin d'atteindre. Numéro après numéro, il devait s'y résigner: pour réellement parvenir à s’infiltrer dans le réseau porno, il avait une trop petite queue.
Pourtant, plus généralement, il n'était pas mécontent de son physique. Les implants capillaires avaient bien pris, il était tombé sur un praticien compétent. Il allait régulièrement au Gymnase Club, et franchement, pour un homme de quarante-deux ans, il ne se trouvait pas mal. Il se servit un deuxième whisky, éjacula sur le magazine et s'endormit presque apaisé.
2 Treize heures de vol
Très vite, le Lieu du Changement se trouva confronté à un problème de vieillissement. Les idéaux fondateurs de sa démarche paraissaient datés aux jeunes gens des années quatre-vingt. Mis à part les ateliers de théâtre spontané et de massage californien, le Lieu était au fond surtout un camping; du point de vue confort de 1'hébèrgement ou qualité de la restauration, il ne pouvait rivaliser avec les centres de vacances institutionnels. En outre, une certaine culture anarchiste propre à 1'endroit rendait difficile un contrôle précis des accès et des paiements; l'équilibre financier, précaire dès le début, devint donc de plus en plus difficile à trouver.
Une première mesure, adoptée à l'unanimité par fondateurs, consista à établir des tarifs nettement préférentiels pour les jeunes; elle s'avéra insuffisante. C'est au début de l'exercice 1984, au cours de l'assemblée générale annuelle, que Frédéric Le Dantec proposa la mutation qui devait assurer la prospérité de l'endroit. L'entreprise - telle était son analyse - était le nouvel espace d'aventure des années quatre-vingt. Tous, ils avaient acquis une expérience précieuse dans les techniques et thérapies issues de la psychologie humaniste (gestalt, rebirth, do in, marche sur les braises, analyse transactionnelle, méditation zen, PNL…) Pourquoi pas réinvestir ces compétences dans l'élaboration d'un programme de stages résidentiels à destination des entreprises? Après un débat houleux, le projet fut adopté. C'est alors qu'on entreprit la construction de pyramide, ainsi que d'une cinquantaine de bungalow au confort limité mais acceptable, destinés à recevoir les stagiaires. Dans le même temps, un mailing intensif mais ciblé fut adressé aux directeurs des ressources humaines de différentes grandes firmes. Certains fondateurs, aux options politiques marquées très à gauche, vécurent mal cette transition. Une brève lutte de pouvoir interne eut lieu, et l'association loi 1901 qui gérait l'endroit fut dissoute pour être remplacée par une SARL dont Frédéric Le Dantec était le principal actionnaire. Après tout ses parents étaient propriétaires du terrain, et le Crédit mutuel du Maine-et-Loire semblait disposé à soutenir le projet.
Cinq ans plus tard, le Lieu avait réussi à se constituer un joli catalogue de références (BNP, IBM, ministère du Budget, RATP, Bouygues…) Des stages inter ou intra-entreprises étaient organisés tout au long de l'année, et l'activité «lieu de vacances», conservée surtout par nostalgie, ne représentait plus que 5 % du chiffre d'affaires annuel.
Bruno se réveilla avec un fort mal de crâne et sans illusions excessives. Il avait entendu parler de l'endroit par une secrétaire qui revenait d'un stage «Développement personnel - pensée positive» à cinq mille francs la journée. Il avait demandé la brochure pour les vacances d'été: sympa, associatif, libertaire, il voyait le genre. Cependant, une note statistique en bas de page avait retenu son attention: l'été dernier, en juillet-août, le Lieu avait reçu 63 % de femmes. Pratiquement deux femmes pour un mec; c'était un ratio exceptionnel. Il avait tout de suite décidé de mettre une semaine en juillet, pour voir; d'autant qu'en choisissant l'option camping c'était moins cher que le Club Med, ou même l’UCPA. Évidemment, il devinait le genre de femmes: d’ex-gauchistes flippées, probablement séropositives. Mais bon, deux femmes pour un mec, il avait sa chance; en se démerdant bien, il pourrait même en tirer deux.
Sexuellement, son année avait bien démarré. L'arrivée des filles des pays de l'Est avait fait chuter les prix, on trouvait maintenant sans problème une relaxation personnalisée à 200 francs, contre 400 quelques mois plus tôt. Malheureusement en avril il avait eu de grosses réparations sur sa voiture, et en plus il était en tort. La banque avait commencé à le serrer, il avait dû restreindre.
Il se souleva sur un coude et se servit un premier whisky. Le Swing Magazine était toujours ouvert à la même page; un type qui avait gardé ses socquettes tendait son sexe vers l'objectif avec un effort visible; il s'appelait Hervé.
Pas mon truc, se répéta Bruno, pas mon truc. Il enfila un caleçon avant de se diriger vers le bloc de sanitaires. Après tout, se disait-il avec espoir, la squaw d'hier, par exemple, était relativement baisable. Des gros seins un peu flasques, c'était même l'idéal pour une bonne branlette espagnole; et ça faisait trois ans qu'il n'en avait pas eu. Pourtant, il était friand de branlettes espagnoles; mais les putes, en général, n'aiment pas ça. Est-ce que ça les énerve de recevoir le sperme sur le visage? Est-ce que ça demande plus de temps et d'investissement personnel que la pipe? Toujours est-il que la prestation apparaissait atypique; la branletle espagnole n'était en général pas facturée, et donc pas prévue, et donc difficile à obtenir. Pour les filles, c'était plutôt un truc privé. Seulement le privé, voilà. Plus d'une fois Bruno, en quête en réalité d'une branlette espagnole, avait dû se rabattre sur une branlette simple, voire une pipe. Parfois réussie, d'ailleurs; il n'empêche, l'offre était structurellement insuffisante en matière de branlettes espagnoles, voilà ce que pensait Bruno.