À ce point de ses réflexions, il parvint à l'espace corps n° 8. Plus ou moins résigné à l'idée de croiser des vieilles peaux, il eut un choc atroce en découvrant les adolescentes. Elles étaient quatre, entre quinze et dix-sept ans, près des douches, juste en face de la rangée de lavabos. Deux d'entre elles attendaient en slip de bain, les deux autres s'ébattaient comme des ablettes, bavardaient, se lançaient de l'eau, poussaient des petits cris: elles étaient entièrement nues. Le spectacle était d'une grâce et d'un érotisme sans nom; il n'avait pas mérité cela. II bandait dans son caleçon; il sortit son sexe d'une main et se colla contre le support du lavabo, essayant de passer ses bâtonnets dentaires. Il se piqua une gencive, ressortit un bâtonnet sanglant de sa bouche. Le bout de son sexe était chaud, gonflé, parcouru de fourmillements effroyables; une goutte commençait à se former.
Une des filles, une brune gracile, sortit de l'eau et attrapa une serviette-éponge; elle tapota ses jeunes seins avec satisfaction. Une petite rousse fit glisser son slip et la remplaça sous la douche; les poils de sa chatte étaient d'un blond doré. Bruno poussa un gémissement léger, fut parcouru d'un vertige. Mentalement, il se voyait bouger. Il avait le droit d'enlever son caleçon, d'aller attendre près des douches. Il avait le droit d'attendre pour prendre une douche. Il se voyait bandant devant elles; il s'imaginait prononçant une phrase du style: «L'eau est chaude?» Les deux douches étaient séparées par un espace de cinquante centimètres; s'il prenait une douche près de la petite rousse, peut-être est-ce qu'accidentellement elle lui frôlerait la bite. À cette pensée, il fut pris d'un vertige plus prononcé; il se cramponna à la faïence du lavabo. Au même instant, deux adolescents déboulèrent sur la droite en poussant des rires excessivement bruyants; ils étaient vêtus de shorts noirs striés de bandes fluo. Bruno débanda aussitôt, rangea son sexe dans son caleçon et se concentra sur ses soins dentaires.
Plus tard, encore sous le choc de la rencontre, il descendit vers les tables du petit déjeuner. Il s'installa à l’écart et n'engagea la conversation avec personne; en mastiquant ses céréales vitaminées il songeait au vampirisme de la quête sexuelle, à son aspect faustien. C'est tout à fait faussement, pensait par exemple Bruno, qu’on parle d'homosexuels. Lui-même n'avait jamais, où pratiquement jamais, rencontré d'homosexuels; par contre, il connaissait de nombreux pédérastes. Certains pédérastes - heureusement peu nombreux - préfèrent les petits garçons; ceux-là finissent en prison, avec des peines de sûreté incompressibles, et on n'en parle plus. La plupart des pédérastes, cependant, préfèrent les jeunes gens entre quinze et vingt-cinq ans; au-delà il n'y a plus, pour eux, que de vieux culs flapis. Observez deux vieilles pédales entre elles, aimait à dire Bruno, observez-les avec attention: parfois il y a une sympathie, voire une affection mutuelle; mais est-ce qu'elles se désirent? en aucun cas. Dès qu'un petit cul rond de quinze - vingt-cinq ans vient à passer, elles se déchirent comme deux vieilles panthères sur le retour, elles se déchirent pour posséder ce petit cul rond; voilà ce que pensait Bruno.
Comme en bien d'autres cas, les prétendus homosexuels avaient joué un rôle de modèle pour le reste de la société, pensait encore Bruno. Lui-même, par exemple, avait quarante-deux ans; désirait-il pour autant les femmes de son âge? En aucune façon. Par contre, pour une petite chatte enrobée dans une minijupe, il se sentait encore prêt à aller jusqu'au bout du monde. Enfin, du moins jusqu'à Bangkok. Treize heures de vol tout de même.
3
Le désir sexuel se porte essentiellement sur les corps jeunes, et l'investissement progressif du champ de la séduction par les très jeunes filles ne fut au fond qu'un retour à la normale, un retour à la vérité du désir analogue à ce retour à la vérité des prix qui suit une surchauffe boursière anormale. Il n'empêche que les femmes qui avaient eu vingt ans aux alentours des «années 1968» se trouvèrent, la quarantaine venue, dans une fâcheuse situation. Généralement divorcées, elles ne pouvaient guère compter sur cette conjugalité - chaleureuse ou abjecte - dont elles avaient tout fait pour accélérer la disparition. Faisant partie d'une génération qui - la première à un tel degré - avait proclamé la supériorité de la jeunesse sur l'âge mur, elles ne pouvaient guère s'étonner d'être à leur tour méprisées par la génération appelée à les remplacer. Enfin, le culte du corps qu'elles avaient puissamment contribué à constituer ne pouvait, à mesure de l'affaissement de leurs chairs, que les amener à éprouver pour elles-mêmes un dégoût de plus en plus vif - dégoût d'ailleurs analogue à celui qu'elles pouvaient lire dans le regard d'autrui.
Les hommes de leur âge se trouvaient grosso modo dans la même situation; mais cette communauté de destin ne devait engendrer nulle solidarité entre ces êtres: la quarantaine venue, les hommes continuèrent dans leur ensemble à rechercher des femmes jeunes - et parfois avec un certain succès, du moins pour ceux qui, se glissant avec habileté dans le jeu social, étaient parvenus à une certaine position intellectuelle, financière ou médiatique; pour les femmes, dans la quasi-totalité des cas, les années de la maturité furent celles de l'échec, de la masturbation et de la honte.
Lieu privilégié de liberté sexuelle et d'expression du désir, le Lieu du Changement devait naturellement, plus que tout autre, devenir un lieu de dépression et d’amertume. Adieu les membres humains s'entrelaçant dans la clairière, sous la pleine lune! Adieu les célébrations quasi dionysiaques des corps recouverts d'huile, sous le soleil de midi! Ainsi radotaient les quadragénaires, observant leurs bites flapies et leurs bourrelets adipeux.
C'est en 1987 que les premiers ateliers d'inspiration semi-religieuse firent leur apparition au Lieu. Naturellement, le christianisme restait exclu; mais une mystique exotique suffisamment floue pouvait - pour ces êtres d'esprit au fond assez faible - s'harmoniser avec le culte du corps qu'ils continuaient contre toute raison à prôner. Les ateliers de massage sensitif ou de libération de l'orgone, bien entendu, persistèrent; mais on eut le spectacle d'un intérêt de plus en plus vif pour l'astrologie, le tarot égyptien, la méditation sur les chakras, les énergies subtiles. Des «rencontres avec l'Ange» eurent lieu; on apprit à ressentir la vibration des cristaux. Le chamanisme sibérien fit une entrée remarquée en 1991, où le séjour initiatique prolongé dans une sweat lodge alimentée par les braises sacrées eut pour résultat la mort d'un des participants par arrêt cardiaque. Le tantra - qui unissait frottage sexuel, spiritualité diffuse et égoïsme profond - connut un succès particulièrement vif. En quelques années le Lieu - comme tant d'autres lieux en France ou en Europe occidentale - devint en somme un centre New Age relativement couru, tout en conservant un cachet hédoniste et libertaire plutôt «années soixante-dix» qui assurait sa singularité sur le marché.
Après le petit déjeuner Bruno retourna à sa tente, hésita à se masturber (le souvenir des adolescentes restait vif), finalement s'abstint. Ces affolantes jeunes filles devaient constituer le fruit des soixante-huitardes qu'on croisait, en rangs plus serrés, dans le périmètre du camping. Certaines de ces vieilles putes avaient donc, malgré tout, réussi à se reproduire. Le fait plongea Bruno dans des méditations floues, mais déplaisantes. Il ouvrit brutalement la fermeture éclair de sa tente-igloo; le ciel était bleu. De petits nuages flottaient, comme des éclaboussures de sperme, entre les pins; la journée serait radieuse. Il consulta le programme de sa semaine: il avait pris l'option numéro 1, Créativité et relaxation. Pour la matinée il avait le choix entre trois ateliers: mime et psychodrame, aquarelle, écriture douce. Psychodrame non merci, il avait déjà donné, un week-ent dans un château près de Chantilly: des assistantes en sociologie quinquagénaires se roulaient sur des tapis de gym en réclamant des nounours à leur papa; il valait mieux éviter ça. L'aquarelle était tentante, mais devait se dérouler en extérieur: s'accroupir dans les aiguilles de pin, avec les insectes et tous les problèmes, pour produire des croûtes, était-ce la chose à faire?