Выбрать главу

L'animatrice de l'atelier d'écriture avait de longs cheveux noirs, une grande bouche soulignée de carmin (de ce type qu'on appelle communément «bouche à pipes»); elle portait une tunique et un pantalon fuseau noirs. Belle femme, de la classe. Une vieille pute quand même, songea Bruno en s'accroupissant, un peu n'importe où, dans le vague cercle délimité par les participants. À sa droite une grosse femme aux cheveux gris, aux lunettes épaisses, au teint atrocement terreux, soufflait avec bruit. Elle puait le vin; il n'était pourtant que dix heures et demie.

«Pour saluer notre présence commune, démarra l'animatrice, pour saluer la Terre et les cinq directions, nous allons commencer l'atelier par un mouvement de hatha-yoga qu'on appelle la salutation au soleil.» Suivit la description d'une posture incompréhensible; la pocharde à ses côtés émit un premier rot. «Tu es fatiguée, Jacqueline… commenta la yogini; ne fais pas l'exercice, si tu ne le sens pas. Allonge-toi, le groupe va te rejoindre un peu plus tard.»

En effet il fallut s'allonger, pendant que l'institutrice karniique débitait un discours lénifiant et creux, façon Contrexéville: «Vous entrez dans une eau merveilleuse et pure. Cette eau baigne vos membres, votre ventre. Vous remerciez votre mère la Terre. Vous vous collez avec confiance contre votre mère la Terre. Sentez votre désir. Vous vous remerciez vous-même de vous être donné ce désir», etc. Allongé sur le tatami crasseux, Bruno sentait ses dents vibrer d'agacement; la pocharde à ses côtés rotait avec régularité. Entre deux rots elle expirait avec de grands «Haaah!…» censés matérialiser son état de décontraction. La pouffiasse karmique continuait son sketch, évoquant les forces telluriques qui irradient le ventre et le sexe. Après avoir parcouru les quatre éléments, satisfaite de sa prestation, elle conclut par ces phrases: «Maintenant, voya avez franchi la barrière du mental rationnel; vous avez établi le contact avec vos plans profonds. Je vous demande de vous ouvrir sur l'espace illimité de la création. - Poil au fion!» songea rageusement Bruno en se relevant à grand-peine. La séquence d'écriture eut lieu, suivie d'une présentation générale et d'une lecture des textes. Il y avait une seule nana potable dans cet atelier: une petite rousse en jean et tee-shirt, pas mal roulée, répondant au prénom d'Emma et auteur d'un poème parfaitement niais où il était question de moutons lunaires. En général tous suintaient de gratitude et de la joie du contact retrouvé, notre mère la Terre et notre père le Soleil, bref. Le tour de Bruno vint. D'une voix morne, il lut son court texte:

Les taxis, c'est bien des pédés

Ils s'arrêtent pas, on peut crever.

«C'est ce que tu ressens… fit la yogini. C'est ce que tu ressens, parce que tu n'as pas dépassé tes mauvaises énergies. Je te sens chargé de plans profonds. Nous pouvons t'aider, ici et maintenant. Nous allons nous lever et nous recentrer sur le groupe.»

Ils se remirent sur leurs pieds, formèrent un cercle en se prenant par la main. A contrecœur Bruno attrapa la main de la pocharde sur sa droite, sur sa gauche celle d'un dégoûtant vieux barbu qui ressemblait à Cavanna. Concentrée, calme cependant, l'institutrice yogique poussa un «ôm!» prolongé. Et c'était reparti, tous se mirent à pousser des «ôm!» comme s'ils n'avaient fait que ça toute leur vie. Courageusement, Bruno tentait de s'intégrer au rythme sonore de la démonstration lorsqu'il se sentit soudain déséquilibré sur la droite. La pocharde, hypnotisée, était en train de s'effondrer comme une masse. Il lâcha sa main, ne put cependant éviter la chute et se retrouva à genoux devant la vieille garce, étalée sur le dos, qui gigotait sur le tatami. La yogini s'interrompit un instant pour constater avec calme: «Oui, Jacqueline, tu as raison de t'allonger si tu le sens.» Ces deux-là avaient l'air de bien se connaître.

La seconde séquence d'écriture se déroula un peu mieux; inspiré par une vision fugitive de la matinée, Bruno parvint à produire le poème suivant:

Je bronze ma queue

(Poil à la queue!)

A la piscine

(Poil à la pine!)

Je retrouve Dieu

Au solarium,

II a de beaux yeux,

II mange des pommes.

Où il habite?

(Poil à la bite!)

Au paradis

(Poil au zizi!)

«II y a beaucoup d'humour… commenta la yogini avec une légère réprobation. - Une mystique… hasarda la roteuse. Plutôt une mystique en creux…» Qu'allait-il devenir? Jusqu'à quand est-ce qu'il allait supporter ça? Est-ce que ça en valait la peine? Bruno s'interrogeait réllement. L'atelier terminé il se précipita vers sa tente sans même tenter d'engager la conversation avec la petite rousse; il avait besoin d'un whisky avant le déjeuner. Arrivant à proximité de son emplacement il tomba sur une des adolescentes qu'il avait matées à la douche; d'un geste gracieux, qui faisait remonter ses seins, elle décrochait les petites culottes en dentelle qu'elle avait mises à sécher la veille. Il se sentait prêt à exploser dans l'atmosphère et à se répandre en filaments graisseux sur le camping. Qu'est-ce qui avait changé, exactement, depuis sa propre adolescence? Il avait les mêmes désirs, avec la conscience qu'il ne pourrait probablement pas les satisfaire. Dans un monde qui ne respecte que la jeunesse, les êtres sont peu à peu dévorés. Pour le déjeuner, il repéra une catholique. Ce n'était pas difficile, elle portait une grande croix en fer autour du cou; en outre elle avait ces paupières gonflées par en dessous, donnant de la profondeur au regard, qui signalent souvent la catholique, voire la mystique (parfois aussi, il est vrai, l'alcoolique). Longs cheveux noirs, peau très blanche, un peu maigre mais pas mal. En face d'elle était assise une fille aux cheveux blond-roux, genre suisse-californienne: au moins un mètre quatre-vingts, corps parfait, impression de santé effroyable. C'était la responsable de l'atelier tantra. En réalité elle était née à Créteil et s'appelait Brigitte Martin. En Californie, elle s'était fait refaire les seins et initier aux mystiques orientales; elle avait en outre changé de prénom. De retour à Créteil elle animait pendant l'année un atelier tantra aux Flanades sous le nom de Shanti Martin; la catholique semblait l'admirer énormément. Au début Bruno put prendre part à la conversation, qui roulait sur la diététique naturelle - il s'était documenté sur les germes de blé. Mais très vite on bascula vers des sujets religieux, et là il ne pouvait plus suivre. Pouvait-on assimiler Jésus à Krishna, ou sinon à quoi? Fallait-il préférer Rintintin à Rusty? Quoique catholique, la catholique n'aimait pas le pape; avec son mental moyenâgeux, Jean-Paul II freinait l'évolution spirituelle de l'Occident, telle était sa thèse. «C'est vrai, acquiesça Bruno, c'est un gogol.» L'expression, peu connue, lui valut un surcroît d'intérêt des deux autres. «Et le dalaï-lama sait faire bouger ses oreilles…» conclut-il tristement en finissant son steak de soja.