Avec entrain, la catholique se leva sans prendre de café. Elle ne voulait pas être en retard à son atelier de développement personnel, Les règles du oui-oui. «Ah oui, le oui-oui c'est super!» entonna la Suissesse avec chaleur en se levant à son tour. «Merci pour cet échange…» fit la catholique en tournant la tête de son côté avec un joli sourire. Allons, il ne s'en était pas trop mal tiré. «Parler avec ces pétasses, songeait Bruno en retraversant le camping, c'est comme pisser dans un urinoir rempli de mégots; ou encore c'est comme chier dans une chiotte remplie de serviettes hygiéniques: les choses ne rentrent pas, et elles se mettent à puer.» L'espace sépare les peaux. La parole traverse élastiquement l'espace, l'espace entre les peaux. Non perçus, dépourvus d'écho, comme bêtement suspendus dans l'atmosphère, ses mots se mettaient à pourrir et à puer, c'était une chose indiscutable. Mise en relation, la parole peut également séparer.
À la piscine, il s'installa sur un transat. Les adolescentes se trémoussaient bêtement dans le but de se faire jeter à l'eau par les garçons. Le soleil était à son zénith; des corps luisants et nus se croisaient autour de la surface bleue. Sans en tenir compte, Bruno se plongea dans Les Six Compagnons et l'Homme au gant, probablement le chef-d'œuvre de Paul-Jacques Bonzon, récemment réédité en Bibliothèque verte. Sous le soleil à peine tolérable, il était agréable de se retrouver dans les brumes lyonnaises, dans la présence rassurante du brave chien Kapi.
Le programme de l'après-midi lui laissait le choix entre sensitive gestaltmassage, libération de la voix et rebirth en eau chaude. À priori, le massage avait l'air le plus hot. Il eut un aperçu de la libération de la voix en remontant vers l'atelier de massage: ils étaient une dizaine, très excités, qui sautaient partout sous la conduite de la tantriste en glapissant comme des dindons effarés.
Au sommet de la colline, les tables à tréteaux, recouvertes de draps de bain, formaient un large cercle. Les participants étaient nus. Au centre du cercle, l'animateur de l'atelier, un petit brun qui louchait légèrement, entama un bref historique du sensitive gestaltmassage; né des travaux de Fritz Péris sur le gestaltmassage ou «massage californien», il avait progressivement intégré certains acquis du sensitif jusqu'à devenir - c'était du moins son avis - la méthode de massage la plus complète. Il savait que certains au Lieu ne partageaient pas ce point de vue, mais il ne souhaitait pas entrer dans la polémique. Quoi qu'il en soit - et il conclurait là-dessus - il y avait massage et massage; on pouvait même dire, à la limite, qu'il n'y avait pas deux massages identiques. Ces préambules posés, il entama la démonstration, faisant s'allonger une des participantes. «Sentir les tensions de sa partenaire…» fit-il observer en lui caressant les épaules; sa bite se balançait à quelques centimètres des longs cheveux blonds de la fille. «Unifier, toujours unifier…» poursuivit-il en versant de l'huile sur ses seins. «Respecter l'intégrité du schéma corporel…»: ses mains descendaient sur le ventre, la fille avait fermé les yeux et écartait les cuisses avec un plaisir visible.
«Voilà, conclut-il, vous allez maintenant travailler à deux. Circulez, rencontrez-vous dans l'espace; prenez le temps de vous rencontrer.» Hypnotisé par la scène précédente Bruno réagit avec retard, alors que c'est là que tout se jouait. Il s'agissait de s'approcher tranquillement de la partenaire convoitée, de s'arrêter devant elle en souriant et de lui demander avec calme: «Tu veux travailler avec moi?» Les autres avaient l'air de connaître la musique, et en trente secondes tout était emballé. Bruno jeta un regard affolé autour de lui et se retrouva face à un homme, un petit brun râblé, velu, au sexe épais. Il ne s'en était pas rendu compte, niais il n'y avait que cinq filles pour sept mecs.
Dieu merci, l'autre n'avait pas l'air pédé. Visiblement furieux il s'allongea sur le ventre sans un mot, posa la tête sur ses bras croisés et attendit. «Sentir les tensions… respecter l'intégrité du schéma corporel…» Bruno rajoutait de l'huile sans parvenir à dépasser les genoux; le type était immobile comme une bûche. Même ses fesses étaient velues. L'huile commençait à dégoutter sur le drap de bain, ses mollets devaient être complètement imbibés. Bruno redressa la tête. À proximité immédiate, deux hommes étaient allongés sur le dos. Son voisin de gauche se faisait masser les pectoraux, les seins de la fille bougeaient doucement; il avait le nez à hauteur de sa chatte. Le radio-cassettes de l'animateur émettait de larges nappes de synthétiseur dans l'atmosphère; le ciel était d'un bleu absolu. Autour de lui, les bites luisantes d'huile de massage se dressaient lentement dans la lumière. Tout cela était atrocement réel. Il ne pouvait pas continuer. À l'autre extrémité du cercle, l'animateur prodiguait des conseils à un couple. Bruno ramassa rapidement son sac à dos et descendit en direction de la piscine. Autour du bassin, c'était l'heure de pointe. Allongées sur la pelouse, des femmes nues bavardaient, lisaient ou prenaient simplement le soleil. Où allait-il se mettre? Sa serviette à la main, il entama un parcours erratique en travers de la pelouse; il titubait, en quelque sorte, entre les vagins. Il commençait à se dire qu'il lui fallait se décider quand il aperçut la catholique en conversation avec un petit brun trapu, vif, aux cheveux noirs et bouclés, aux yeux rieurs. II lui fit un vague signe de reconnaissance - qu'elle ne vit pas - et s'affala à proximité. Un type héla le petit brun au passage: «Salut, Karim!» II agita la main en réponse sans interrompre son discours. Elle écoutait en silence, allongée sur le dos. Entre ses cuisses maigres elle avait une très jolie motte, bien bombée, aux poils délicieusement bouclés et noirs. Tout en lui parlant, Karim se massait doucement les couilles. Bruno posa la tête sur le sol et se concentra sur les poils pubiens de la catholique, un mètre devant lui: c'était un monde de douceur, il s'endormit comme une masse.
Le 14 décembre 1967, l 'Assemblée nationale adopta en première lecture la loi Neuwirth sur la légalisation de la contraception; quoique non encore remboursée par la Sécurité sociale, la pilule était désormais en vente libre dans les pharmacies. C'est à partir de ce moment que de larges couches de la population eurent accès à la libération sexuelle, auparavant réservée aux cadres supérieurs, professions libérales et artistes - ainsi qu'à certains patrons de PME. Il est piquant de constater que cette libération sexuelle a parfois été présentée sous la forme d'un rêve communautaire, alors qu'il s'agissait en réalité d'un nouveau palier dans la montée historique de l'individualisme. Comme l'indique le beau mot de «ménage», le couple et la famille représentaient le dernier îlot de communisme primitif au sein de la société libérale. La libération sexuelle eut pour effet la destruction de ces communautés intermédiaires, les dernières à séparer l'individu du marché. Ce processus de destruction se poursuit de nos jours.
Après le repas, le comité de pilotage du Lieu du Changement organisait le plus souvent des soirées dansantes. A priori surprenant dans un lieu aussi ouvert aux nouvelles spiritualités, ce choix confirmait à l'évidence le caractère indépassable de la soirée dansante comme mode de rencontre sexuelle en société non communiste. Les sociétés primitives, faisait remarquer Frédéric Le Dantec, axaient elles aussi leurs fêtes sur la danse, voire la transe. Une sono et un bar étaient donc installés sur la pelouse centrale; et les gens gigotaient jusqu'à une heure avancée, sous la lune. Pour Bruno, c'était une deuxième chance. À vrai dire, les adolescentes présentes sur le camping fréquentaient peu ces soirées. Elles préféraient sortir dans les discothèques de la région (le Bilboquet, le Dynasty, le 2001, éventuellement le Pirates), qui offraient des soirées thématiques mousse, strip-tease masculin ou stars du X. Seuls demeuraient au Lieu deux ou trois garçons au tempérament rêveur et au sexe petit. Ils se contentaient d'ailleurs de rester sous leur tente en grattouillant mollement une guitare désaccordée, tandis que les autres les tenaient dans un objectif mépris. Bruno se sentait proche de ces jeunes; mais quoi qu'il en soit, faute d'adolescentes de toute façon presque impossibles à capturer, il aurait bien, pour reprendre les termes d'un lecteur de Newlook rencontré à la cafétéria Angers-Nord, «planté son dard dans un bout de gras quelconque». C'est fort de cette espérance qu'il descendit à vingt-trois heures, vêtu d'un pantalon blanc et d'un polo marine, vers le centre générateur du bruit.