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Jetant un regard semi-circulaire sur la foule des danseurs, il aperçut d'abord Karim. Délaissant la catholique, celui-ci concentrait ses efforts sur une ravissante rosicrucienne. Elle et son mari étaient arrivés dans l'après-midi: grands, sérieux et minces, ils semblaient être d'origine alsacienne. Ils s'étaient installés sous une tente immense et complexe, toute en auvents et en décrochages, que le mari avait mis quatre heures à monter. En début de soirée, il avait entrepris Bruno sur les beautés cachées de la Rosé-Croix. Son regard brillait derrière ses petites lunettes rondes; il avait tout du fanatique. Bruno avait écouté sans écouter. Selon les dires de l'individu, le mouvement était né en Allemagne; il s'inspirait bien entendu de certains travaux alchimiques, mais il fallait également le mettre en relation avec la mystique rhénane. Des trucs de pédés et de nazis, vraisemblablement. «Fourre-toi ta croix dans le cul, mon bonhomme…» songea rêveusement Bruno en observant du coin de l'œil la croupe de sa très jolie femme agenouillée devant le Butagaz. «Et rajoute la rose par-dessus…» conclut-il mentalement lorsqu'elle se redressa, les seins à l'air, pour ordonner à son de venir changer l'enfant.

Toujours est-il qu'à l'heure actuelle elle dansait avec Karim. Ils formaient un couple bizarre, lui quinze centimètres de moins qu'elle, enveloppé et malin, face à cette grande gousse germanique. Il souriait et parlait sans discontinuer tout en dansant, quitte à perdre de vue son objectif de drague initial; il n'empêche que les choses semblaient avancer: elle souriait aussi, le regardait avec une curiosité presque fascinée, une fois même elle rit aux éclats. À l'autre extrémité de la pelouse, son mari expliquait à un nouvel adepte potentiel les origines du mouvement, en 1530 dans un land de Basse-Saxe. À intervalles réguliers son fils de trois ans, un insupportable morveux blond, hurlait qu'on l'emmène se coucher. Bref, là encore, on assistait à un authentique moment de vie réelle. Près de Bruno deux individus maigrelets, d'apparence ecclésiastique, commentaient les performances du dragueur. «II est chaleureux, tu comprends… dit l'un. Sur le papier il peut pas se la payer, il est moins beau, il a du ventre, il est même plus petit qu'elle. Mais il est chaleureux, le salaud, c'est comme ça qu'il fait la différence.» L'autre acquiesçait d'un air morne, égrenant entre ses doigts un chapelet imaginaire. En terminant sa vodka orange, Bruno se rendit compte que Karim avait réussi à entraîner la rosicrucienne sur une pente herbeuse. Une main passée autour de son cou, sans cesser de parler, il glissait doucement l'autre main sous sa jupe. «Elle écarte quand même les cuisses, la pétasse nazie…» songea-t-il en s'éloignant des danseurs. Juste avant de sortir du cercle lumineux, il eut la vision fugitive de la catholique en train de se faire peloter les fesses par une sorte de moniteur de ski. Il lui restait des raviolis en boîte sous sa tente.

Avant de rentrer, par un réflexe de pur désespoir, il interrogea son répondeur. Il y avait un message. «Tu dois être parti en vacances… énonçait la voix calme de Michel. Appelle-moi à ton retour. Je suis en vacances aussi, et pour longtemps.»

4

II marche, il rejoint la frontière. Des vols de rapaces tourbillonnent autour d'un centre invisible - probablement une charogne. Les muscles de ses cuisses répondent avec élasticité aux dénivellations du chemin. Une steppe jaunâtre recouvre les collines; la vue s'étend à l'infini en direction de l'Est. Il n'a pas mangé depuis la veille; il n'a plus peur.

Il s'éveille, tout habillé, en travers de son lit. Devant l'entrée de service du Monoprix, un camion décharge des marchandises. Il est un peu plus de sept heures.

Depuis des années, Michel menait une existence purement intellectuelle. Les sentiments qui constituent la vie des hommes n'étaient pas son sujet d'observation; il les connaissait mal. La vie de nos jours pouvait s'organiser avec une précision parfaite; les caissières du supermarché répondaient à son bref salut. Il y avait eu, depuis dix ans qu'il était dans l'immeuble, beaucoup de va-et-vient. Parfois, un couple se formait. Il observait alors le déménagement; dans l'escalier, des amis transportaient des caisses et des lampes. Ils étaient jeunes, et, parfois, riaient. Souvent (mais pas toujours), lors de la séparation qui s'ensuivait, les deux concubins déménageaient en même temps. Il y avait, alors, un appartement de libre. Que conclure? Quelle interprétation donner à tous ces comportements? C'était difficile.

Lui-même ne demandait qu'à aimer, du moins il ne demandait rien. Rien de précis. La vie, pensait Michel, devrait être quelque chose de simple; quelque chose que l'on pourrait vivre comme un assemblage de petits rites, indéfiniment répétés. Des rites éventuellement un peu niais, mais auxquels, cependant, on pourrait croire. Une vie sans enjeux, et sans drames. Mais la vie des hommes n'était pas organisée ainsi. Parfois il sortait, observant les adolescents et les immeubles. Une chose était certaine: plus personne ne savait comment vivre. Enfin, il exagérait: certains semblaient mobilisés, transportés par une cause, leur vie en était comme alourdie de sens. Ainsi, les militants d'Act Up estimaient important de faire passer à la télévision certaines publicités, jugées par d'autres pornographiques, représentant différentes pratiques homosexuelles filmées en gros plan. Plus généralement leur vie apparaissait plaisante et active, parsemée d'événements variés. Ils avaient des partenaires multiples, ils s'enculaient dans des backrooms. Parfois les préservatifs glissaient, ou explosaient. Ils mouraient alors du sida; mais leur mort elle-même avait un sens militant et digne. Plus généralement la télévision, en particulier TF1, offrait une leçon permanente de dignité. Adolescent, Michel croyait que la souffrance donnait à l'homme une dignité supplémentaire. Il devait maintenant en convenir: il s'était trompé. Ce qui donnait à l'homme une dignité supplémentaire, c'était la télévision.

Malgré les joies répétées et pures que lui procurait la télévision, il estimait juste de sortir. Du reste, il devait faire ses courses. Sans repères précis l'homme se disperse, on ne peut plus rien en tirer.

Au matin du 9 juillet (c'était la Sainte-Amandine), il observa que les cahiers, les classeurs et les trousses étaient déjà en place dans les linéaires de son Monoprix. L'accroche publicitaire de l'opération, «La rentrée sans prise de tête», n'était qu'à demi convaincante à ses yeux. Qu'était l'enseignement, qu'était le savoir, sinon une interminable prise de tête?