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Le premier compte rendu des expériences d'Aspect parut dans le numéro 48 de la Physical Review, sous le titre: «Expérimental réalisation of Einstein-Podolsky-Rosen Gedankexperiment: a new violation of Bell's inequalities.» Djerzinski était cosignataire de l'article. Quelques jours plus tard, il reçut la visite de Desplechin. Âgé de quarante-trois ans, celui-ci dirigeait alors l'Institut de biologie moléculaire du CNRS à Gif-sur-Yvette. Il était de plus en plus conscient que quelque chose de fondamental leur échappait dans le mécanisme des mutations de gènes; et que ce quelque chose avait probablement à voir avec des phénomènes plus profonds survenant au niveau atomique.

Leur première entrevue eut lieu dans la chambre de Michel à la résidence universitaire. Desplechin ne fut pas surpris par la tristesse et l'austérité du décor: il s'était attendu à quelque chose de ce genre. La conversation se prolongea tard dans la nuit. L'existence d'une liste finie d'éléments chimiques fondamentaux, rappela Desplechin, était ce qui avait déclenché les premières réflexions de Niels Bohr, dès les années dix. Une théorie planétaire de l'atome basée sur les champs électro-magnétiques et gravitationnels devait normalement conduire à une infinité de solutions, à une infinité de corps chimiques possibles. Pourtant, l'univers entier était composé à partir d'une centaine d'éléments; cette liste était inamovible et rigide. Une telle situation, profondément anormale au regard des théories électromagnétiques classiques et des équations de Maxwell, devait finalement, rappela encore Desplechin, conduire au développement de la mécanique quantique. La biologie, à son avis, se trouvait aujourd'hui dans une situation analogue. L'existence à travers tout le règne animal et végétal de macromolécules identiques, d'ultrastructures cellulaires invariables ne pouvait selon lui s'expliquer à travers les contraintes de la chimie classique. D'une manière ou d'une autre, encore impossible à élucider, le niveau quantique devait intervenir directement dans la régulation des phénomènes biologiques. Il y avait là tout un champ de recherches, absolument nouveau.

Ce premier soir, Desplechin fut frappé par l'ouverture d'esprit et le calme de son jeune interlocuteur. Il l'invita à dîner chez lui, rue de l'École-polytechnique, le samedi suivant. Un de ses collègues, un biochimiste auteur de travaux sur les ARN-transcriptases, serait également présent.

En arrivant chez Desplechin, Michel eut l'impression de se retrouver dans le décor d'un film. Meubles en bois clair, tommettes, kilims afghans, reproductions de Matisse… Il n'avait jusqu'à présent fait que soupçonner l'existence de ce milieu aisé, cultivé, d'un goût raffiné et sûr; maintenant il pouvait imaginer le reste, la propriété de famille en Bretagne, peut-être la fermette dans le Lubéron. «Et allons-y pour les quintettes de Bartok…» songea-t-il fugitivement en attaquant son entrée. C'était un repas au Champagne; le dessert, une charlotte aux fruits rouges, était accompagne d'un excellent rosé demi-sec. C'est à ce moment que Desplechin lui exposa son projet. Il pouvait obtenir ia création d'un poste de contractuel dans son unité de recherches de Gif; il faudrait que Michel acquière quelques notions complémentaires en biochimie, mais cela pourrait aller assez vite. En même temps, il superviserait la préparation de sa thèse d'État; une fois cette thèse obtenue, il pourrait prétendre à un poste définitif.

Michel jeta un regard sur une petite statuette khmère au centre de la cheminée; de lignes très pures, elle représentait le Bouddha dans l'attitude de prise à témoin de la terre. Il s'éclaircit la gorge, puis accepta la proposition.

L'extraordinaire progrès de l'instrumentation et des techniques de marquage radioactif permit, au cours de la décennie suivante, d'accumuler des résultats en nombre considérable. Pourtant, songeait aujourd'hui Djerzinski, par rapport aux questions théoriques soulevées par Desplechin lors de leur première rencontre, ils n'avaient pas avancé d'un pouce.

Au milieu de la nuit, il fut à nouveau intrigué par les bactéries martiennes; il trouva une quinzaine de messages sur Internet, la plupart en provenance d'universités américaines. Adénine, guanine, thyrnine et cytosine avaient été trouvées en proportions normales. Un peu par désœuvrement, il se connecta sur le site d'Ann Arbor; il y avait une communication relative au vieillissement. Alicia Marcia-Coelho avait mis en évidence la perte de séquences codantes d'ADN lors de la division répétée de fibroblastes issus des muscles lisses; là non plus, ce n'était pas réellement une surprise. Il connaissait cette Alicia: c'est même elle qui l'avait dépucelé, dix ans plus tôt, après un repas trop arrosé lors d'un congrès de génétique à Baltimore. Elle était tellement saoule qu'elle avait été incapable de l'aider à ôter son soutien-gorge. Ç'avait été un moment laborieux, et même pénible; elle venait de se séparer de son mari, lui confia-t-elle pendant qu'il bataillait avec les agrafes. Ensuite, tout s'était déroulé normalement; il s'était étonné de pouvoir bander, et même éjaculer dans le vagin de la chercheuse, sans ressentir le moindre plaisir.

5

Beaucoup des estivants qui fréquentaient le Lieu du Changement avaient, comme Bruno, la quarantaine; beaucoup travaillaient, comme lui, dans le secteur social ou éducatif, et se trouvaient protégés de la pauvreté par un statut de fonctionnaire. Pratiquement tous auraient pu se situer à gauche; pratiquement tous vivaient seuls, le plus souvent à l'issue d'un divorce. En somme il était assez représentatif de l'endroit, et au bout de quelques jours il prit conscience qu'il commençait à s'y sentir un peu moins mal que d'habitude. Insupportables à l'heure du petit déjeuner, les pétasses mystiques redevenaient à celle de l'apéritif des femmes, engagées dans une compétition sans espoir avec d'autres femmes plus jeunes. La mort est le grand égalisateur. Ainsi, dans l'après-midi du mercredi, il fit la connaissance de Catherine, une quinquagénaire exféministe qui avait fait partie des «Maries pas claires». Elle était brune, très bouclée, son teint était mat; elle avait dû être très attirante à l'âge de vingt ans. Ses seins tenaient encore bien la route, mais elle avait vraiment de grosses fesses, constata-t-il à la piscine. Elle s'était recyclée dans le symbolisme égyptien, les tarots solaires, etc. Bruno baissa son caleçon au moment où elfe parlait du dieu Anubis; il sentait qu'elle ne se formaliserait pas d'une érection, et peut-être une amitié naîtrait entre eux. Malheureusement, l'érection ne se produisit pas. Elle avait des bourrelets entre les cuisses, qu'elle maintint serrées; ils se quittèrent assez froidement.

Le même soir, peu avant le repas, un type appelé Pierre-Louis lui adressa la parole. Il se présenta comme un professeur de mathématiques; en effet, c'était bien le genre. Bruno l'avait aperçu deux jours auparavant au cours de la soirée créativité; il s'était lancé dans un sketch sur une démonstration arithmétique qui tournait en rond, le genre comique de l'absurde, pas drôle du tout. Il écrivait à toute vitesse sur un tableau en Velléda blanc, marquant parfois des arrêts brusques; son grand crâne chauve était alors tout plissé par la méditation, ses sourcils écarquillés par une mimique qui se voulait amusante; le marqueur à la main il restait immobile quelques secondes, puis recommençait à écrire et à bégayer de plus belle. À l'issue du sketch cinq ou six personnes applaudirent, plutôt par compassion. Il rougit violemment; c'était fini.