Dans les jours qui suivirent, Bruno eut plusieurs fois l'occasion de l'éviter. Généralement, il portait un bob. Il était plutôt maigre et très grand, au moins un mètre quatre-vingt-dix; mais il avait un peu de ventre, et c'était un spectacle curieux, son petit ventre, quand il avançait sur le plongeoir. Il pouvait avoir quarante-cinq ans.
Ce soir-là, une fois encore, Bruno s'éclipsa rapidement, profitant de ce que le grand dadais se lançait avec les autres dans une improvisation de danses africaines, et gravit la pente en direction du restaurant convivial. Il y avait une place libre à côté de l'ex-féministe, assise en face d'une consœur symboliste. Il avait à peine attaqué son ragoût de tofu quand Pierre-Louis apparut à l'extrémité de la rangée de tables; son visage brilla de joie en apercevant une place libre en face de Bruno. Il commença à parler avant que Bruno en prenne réellement conscience; il est vrai qu'il bégayait pas mal, et les deux pétasses à côté poussaient des gloussements vraiment stridents. Et la réincarnation d'Osiris, et les marionnettes égyptiennes… elles ne leur prêtaient absolument aucune attention. À un moment donné, Bruno prit conscience que l'autre clown lui parlait de ses activités professionnelles. «Oh, pas grand-chose…» fit-il vaguement; il avait envie de parler de tout, sauf de l’Education nationale. Ce repas commençait à lui porter sur les nerfs, il se leva pour aller fumer une cigarette. Malheureusement, au même instant, les deux symbolistes quittèrent la table avec de grands mouvements de fesses, sans même leur jeter un regard; c'est probablement ça qui déclencha l'incident.
Bruno était à peu près à dix mètres de la table quand il perçut un violent sifflement ou plutôt une stridulation, quelque chose de suraigu, vraiment inhumain. Il se retourna: Pierre-Louis était écarlate, il serrait les poings. D'un seul coup il sauta sur la table, sans prendre d'élan, à pieds joints. Il reprit sa respiration; le sifflement qui s'échappait de sa poitrine s'interrompit. Puis il se mit à marcher de long en large sur la table en se martelant le crâne à grands coups de poing; les assiettes et les verres valsaient autour de lui; il donnait des coups de pied dans tous les sens en répétant d'une voix forte: «Vous ne pouvez pas! Vous ne pouvez pas me traiter comme ça!…» Pour une fois, il ne bégayait pas. Il fallut cinq personnes pour le maîtriser. Le soir même, il était admis à l'hôpital psychiatrique d'Angoulême.
Bruno se réveilla en sursaut vers trois heures, sortit de sa tente; il était en sueur. Le camping était calme, c'était la pleine lune; on entendait le chant monotone des rainettes. Au bord de l'étang, il attendit l'heure du petit déjeuner. Juste avant l'aube, il eut un peu froid. Les ateliers du matin commençaient à dix heures. Vers dix heures un quart, il se dirigea vers la pyramide. Il hésita devant la porte de l'atelier d'écriture; puis il descendit un étage. Pendant une vingtaine de secondes il déchiffra le programme de l'atelier d'aquarelle, puis il remonta quelques marches. L'escalier était compose de rampes droites, séparées à mi-hauteur par de brels segments incurvés. À l'intérieur de chaque segment la largeur des marches augmentait, puis diminuait de nouveau. Au point de rebroussement de la courbe, il y avait une marche plus large que toutes les autres. C’est sur cette marche qu'il s'assit. Il s'adossa au mur. Il commença à se sentir bien.
Les rares moments de bonheur de ses années de lycée Bruno les avait passés ainsi, assis sur une marche entre deux étages, peu après la reprise des cours. Calmement adossé au mur, à égale distance des deux paliers, les yeux tantôt mi-clos tantôt grands ouverts, il attendait. Bien entendu, quelqu'un pouvait venir; il devrait alors se lever, ramasser son cartable, marcher d'un pas rapide vers la salle où le cours avait déjà commencé. Mais, souvent, personne ne venait; tout était si paisible; alors, doucement et comme furtivement, par petites envolées brèves, sur les marches carrelées et grises (il n'était plus en cours d'histoire, il n'était pas encore en cours de physique), son esprit montait vers la joie.
Aujourd'hui, naturellement, les circonstances étaient différentes: il avait choisi de venir ici, de participer à la vie du centre de vacances. À l'étage supérieur, il y avait un groupe d'écriture; juste en dessous, un atelier d'aquarelle; plus bas il devait y avoir des massages, ou de la respiration holotropique; encore plus bas le groupe de danses africaines s'était, de toute évidence, reconstitué. Partout des êtres humains vivaient, respiraient, essayaient d'éprouver du plaisir ou d'améliorer leurs potentialités personnelles. À tous les étages des êtres humains progressaient ou essayaient de progresser dans leur intégration sociale, sexuelle, professionnelle ou cosmique. Ils «travaillaient sur eux-mêmes», pour reprendre l'expression la plus communément employée. Lui-même commençait à avoir un peu sommeil; il ne demandait plus rien, il ne cherchait plus rien, il n'était plus nulle part; lentement et par degrés son esprit montait vers le royaume du non-être, la pure extase de la non-présence au monde. Pour la première fois depuis l'âge de treize ans, Bruno se sentit presque heureux.
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Il rentra sous sa tente et dormit trois heures. Au réveil il était à nouveau en pleine forme, et il bandait. La frustration sexuelle crée chez l'homme une angoisse qui se manifeste par une crispation violente, localisée au niveau de l'estomac; le sperme semble remonter vers le bas-ventre, lancer des tentacules en direction de la poitrine. L'organe lui-même est douloureux, chaud en permanence, légèrement suintant. Il ne s'était pas masturbé depuis dimanche; c'était probablement une erreur. Dernier mythe de l'Occident, le sexe était une chose à faire; une chose possible, une chose à faire. Il enfila un caleçon de bain, glissa des préservatifs dans sa sacoche d'un geste qui lui arracha un rire bref. Pendant des années il avait porté des préservatifs sur lui en permanence, ça ne lui avait jamais servi à rien; de toute façon, les putes en avaient.
La plage était couverte de beaufs en short et de minettes en string; c'était très rassurant. Il acheta une barquette de frites et circula entre les estivantes avant de jeter son dévolu sur une fille d'une vingtaine d'années aux seins superbes, ronds, fermes, haut plantés, aux larges aréoles caramel. «Bonjour…» dit-il. Il marqua une pause; le visage de la fille se plissa, soucieux. «Bonjour… reprit-il; pouvez-vous m'indiquer les principaux points de vente de confiseries? - Hein?» fit-elle en se redressant sur un coude. Il s'aperçut alors qu'elle avait un walkman sur les oreilles; il rebroussa chemin en agitant le bras sur le côté, tel Peter Falk dans Columbo. Inutile d'insister: trop compliqué, trop second degré.
Avançant obliquement en direction de la mer, il s'efforçait de garder en mémoire l'image des seins de la fille. Soudain, droit devant lui, trois adolescentes sortirent des flots; il leur donnait au maximum quatorze ans. Il aperçut leurs serviettes, étala la sienne à quelques mètres; elles ne faisaient aucune attention à lui. Il ôta rapidement son tee-shirt, s'en recouvrit les flancs, bascula sur le côté et sortit son sexe. Avec un ensemble parfait, les minettes roulèrent leurs maillots vers le bas pour se faire bronzer les seins. Avant même d'avoir eu le temps de se toucher, Bruno déchargea violemment dans son tee-shirt. Il laissa échapper un gémissement, s'abattit sur le sable. C'était fait.