«Huxley appartenait à une grande famille de biologistes anglais. Son grand-père était un ami de Darwin, il a beaucoup écrit pour défendre les thèses évolutionnistes. Son père et son frère Julian étaient également des biologistes de renom. C'est une tradition anglaise, d'intellectuels pragmatiques, libéraux et sceptiques; très différent du Siècle des lumières en France, beaucoup plus basé sur l'observation, sur la méthode expérimentale. Pendant toute sa jeunesse Huxley a eu l'occasion de voir les économistes, les juristes, et surtout les scientifiques que son père invitait à la maison. Parmi les écrivains de sa génération, il était certainement le seul capable de pressentir les progrès qu'allait faire la biologie. Mais tout cela serait allé beaucoup plus vite sans le nazisme. L'idéologie nazie a beaucoup contribue à discréditer les idées d'eugénisme et d'amélioration de la race; il a fallu plusieurs décennies pour y revenir.» Michel se leva, sortit de sa bibliothèque un volume intitulé Ce que j'ose penser. «II a été écrit par Julian Huxley, le frère aîné d'Aldous, et publié dès 1931, un an avant Le Meilleur des mondes. On y trouve suggérées toutes les idées sur le contrôle génétique et l'amélioration des espèces, y compris de l'espèce humaine, qui sont mises en pratique par son frère dans le roman. Tout cela y est présenté, sans ambiguïté, comme un but souhaitable, vers lequel il faut tendre.»
Michel se rassit, s'épongea le front. «Après la guerre, en 1946, Julian Huxley a été nommé directeur général de l'Unesco, qui venait d'être créé. La même année son frère a publié Retour au meilleur des mondes, dans lequel il essaie de présenter son premier livre comme une dénonciation, une satire. Quelques années plus tard, Aldous Huxley est devenu une caution théorique majeure de l'expérience hippie. Il avait toujours été partisan d'une entière liberté sexuelle, et avait joué un rôle de pionnier dans l'utilisation des drogues psychédéliques. Tous les fondateurs d'Esalen le connaissaient, et avaient été influencés par sa pensée. Le New Age, par la suite, a repris intégralement à son compte les thèmes fondateurs d'Esalen. Aldous Huxley, en réalité, est un des penseurs les plus influents du siècle.»
Ils allèrent manger dans un restaurant au coin de la rue, qui proposait une fondue chinoise pour deux personnes à 270 francs. Michel n'était pas sorti depuis trois jours. «Je n'ai pas mangé aujourd'hui» remarqua-t-il avec une légère surprise; il tenait toujours le livre à la main.
«Huxley a publié Île en 1962, c'est son dernier livre, poursuivit-il en remuant son riz gluant. Il situe l'action dans une île tropicale paradisiaque - la végétation et les paysages sont probablement inspirés du Sri Lanka. Sur cette île s'est développée une civilisation originale, à l’écart des grands courants commerciaux du XXe siècle, à la fois très avancée sur le plan technologique et respectueuse de la nature: pacifiée, complètement délivrée des névroses familiales et des inhibitions judéo-chrétiennes. La nudité y est naturelle; la volupté et l’amour s'y pratiquent librement. Ce livre médiocre, facile à lire, a joué un rôle énorme sur les hippies et, à travers eux, sur les adeptes du New Age. Si on y regarde de près, la communauté harmonieuse décrite dans Île a beaucoup de points communs avec celle du Meilleur des mondes. De fait Huxley lui-même, dans son probable état de gâtisme, ne semble pas avoir pris conscience de la ressemblance, mais la société décrite dans Île est aussi proche du Meilleur des mondes que la société hippie libertaire l'est de la société bourgeoise libérale, ou plutôt de sa variante social-démocrate suédoise.»
II s'interrompit, trempa une gamba dans la sauce piquante, reposa ses baguettes. «Comme son frère, Aldous Huxley était un optimiste… dit-il finalement avec une sorte de dégoût. La mutation métaphysique ayant donné naissance au matérialisme et à la science moderne a eu deux grandes conséquences: le rationalisme et l'individualisme. L'erreur d'Huxley est d'avoir mal évalué le rapport de forces entre ces deux conséquences. Spécifiquement, son erreur est d'avoir sous-estime l'augmentation de l'individualisme produite par une conscience accrue de la mort. De l'individualisme naissent la liberté, la sensation du moi, le besoin de se distinguer et d'être supérieur aux autres. Dans une société rationnelle telle que celle décrite par Le Meilleur des mondes, la lutte peut être atténuée. La compétition économique, métaphore de la maîtrise de l'espace, n'a plus de raison d'être dans une société riche, où les flux économiques sont maîtrisés. La compétition sexuelle, métaphore par le biais de la procréation de la maîtrise du temps, n'a plus de raison d'être dans une société où la dissociation sexe-procréation est parfaitement réalisée; mais Huxley oublie de tenir compte de l'individualisme. Il n'a pas su comprendre que le sexe, une fois dissocié de la procréation, subsiste moins comme principe de plaisir que comme principe de différenciation narcissique; il en est de même du désir de richesses. Pourquoi le modèle de la social-démocratie suédoise n'a-t-il jamais réussi à l'emporter sur le modèle libéral? Pourquoi n'a-t-il même jamais été expérimenté dans le domaine de la satisfaction sexuelle? Parce que la mutation métaphysique opérée par la science moderne entraîne à sa suite l'individuation, la vanité, la haine et le désir. En soi le désir - contrairement au plaisir - est source de souffrance, de haine et de malheur. Cela, tous les philosophes - non seulement les bouddhistes, non seulement les chrétiens, mais tous les philosophes dignes de ce nom - l'ont su et enseigné. La solution des utopistes - de Platon à Huxley, en passant par Fourier - consiste à éteindre le désir et les souffrances qui s'y rattachent en organisant sa satisfaction immédiate. À l'opposé, la société erotique-publicitaire où nous vivons s'attache à organiser le désir, à développer le désir dans des proportions inouïes, tout en maintenant la satisfaction dans le domaine de la sphère privée. Pour que la société fonctionne, pour que la compétition continue, il faut que le désir croisse, s'étende et dévore la vie des hommes.» II s'épongea le front, épuisé; il n'avait pas touché à son plat.
«Il y a des correctifs, des petits correctifs humanistes… dit doucement Bruno. Enfin, des choses qui permettent d'oublier la mort. Dans Le Meilleur des mondes il s'agit d'anxiolytiques et d'antidépresseurs; dans Île on a plutôt affaire à la méditation, les drogues psychédéliques, quelques vagues éléments de religiosité hindoue. En pratique, aujourd'hui, les gens essaient de faire un petit mélange des deux.
– Julian Huxley aborde lui aussi les questions religieuses dans Ce que j'ose penser, il y consacre toute la deuxième partie de son livre, rétorqua Michel avec un dégoût croissant. Il est nettement conscient que les progrès de la science et du matérialisme ont sapé les bases de toutes les religions traditionnelles; il est également conscient qu'aucune société ne peut subsister sans religion. Pendant plus de cent pages, il tente de jeter les bases d'une religion compatible avec l'état de la science. On ne peut pas dire que le résultat soit tellement convaincant; on ne peut pas dire non plus l'évolution de nos sociétés soit tellement allée dans ce sens. En réalité, tout espoir de fusion étant anéanti par l'évidence de la mort matérielle, la vanité et la cruauté ne peuvent manquer de s'étendre. À titre de compensation, conclut-il bizarrement, il en est de même de l'amour.»