En réalité, ces deux semaines avaient été un calvaire. Allongé sur son matelas, une bouteille de bourbon à portée de la main, Bruno écoutait les bruits de son fils dans la pièce à côté: la chasse d'eau qu'il tirait après être allé pisser, les grésillements de la télécommande. Exactement comme son demi-frère au même moment, et sans le savoir, il contemplait stupidement, et pendant des heures, les tubulures de son radiateur. Victor couchait dans le canapé-lit du salon; il regardait la télévision quinze heures par jour. Le matin, lorsque Bruno se réveillait, la télévision était déjà branchée sur les dessins animés de M6. Victor mettait un casque pour écouter le son. Il n'était pas violent, ne cherchait pas à être désagréable; mais lui et son père n'avaient absolument plus rien à se dire. Deux fois par jour, Bruno faisait chauffer un plat cuisiné; ils mangeaient, face à face, pratiquement sans prononcer une parole.
Comment les choses en étaient-elles arrivées là? Victor avait treize ans depuis quelques mois. Il y a encore quelques années il faisait des dessins, qu'il montrait à son père. Il recopiait des personnages de Marvel Comics: Fatalis, Fantastik, le Pharaon du futur - qu'il mettait en scène dans des situations inédites. Parfois ils faisaient une partie de Mille Bornes, ou allaient au musée du Louvre le dimanche matin. Pour l'anniversaire de Bruno, l'année de ses dix ans, Victor avait calligraphié sur une feuille de Canson, en grosses lettres multicolores: «PAPA JE T'AIME.» Maintenant c'était fini. C'était réellement fini. Et, Bruno le savait, les choses allaient encore s'aggraver: de l'indifférence réciproque, ils allaient progressivement passer à la haine. Dans deux ans tout au plus, son fils essaierait de sortir avec des filles de son âge; ces filles de quinze ans, Bruno les désirerait lui aussi, ils approchaient de l'état de rivalité, état naturel des hommes. Ils étaient comme des animaux se battant dans la même cage, qui était le temps.
En rentrant chez lui, Bruno acheta deux bouteilles de liqueur d'anis chez un épicier arabe; puis, avant de se saouler à mort, il téléphona à son frère pour le voir le lendemain. Quand il arriva chez Michel, celui-ci, pris d'une fringale subite après sa période de jeûne, dévorait des tranches de saucisson italien en avalant de grands verres de vin. «Sers-toi, sers-toi…» fit-il vaguement. Bruno eut l'impression qu'il l'entendait à peine. C'était comme parler à un psychiatre, ou à un mur. Il parla, cependant.
«Pendant plusieurs années mon fils s'est tourné vers moi, et a demandé mon amour; j'étais déprimé, mécontent de ma vie, et je l'ai rejeté - en attendant d'aller mieux. Je ne savais pas alors que ces années seraient si brèves. Entre sept et douze ans l'enfant est un être merveilleux, gentil, raisonnable et ouvert. Il vit dans la raison parfaite et il vit dans la joie. Il est plein d'amour, et se contente lui-même de l'amour qu'on veut bien lui donner. Ensuite, tout se gâte. Irrémédiablement, tout se gâte.»
Michel avala les deux dernières tranches de saucisson, se resservit un verre de vin. Ses mains tremblaient énormément. Bruno poursuivit:
«Il est difficile d'imaginer plus con, plus agressif, plus insupportable et plus haineux qu'un pré-adolescent, spécialement lorsqu'il est réuni avec d'autres garçons de son âge. Le pré-adolescent est un monstre doublé d'un imbécile, son conformisme est presque incroyable; le pré-adolescent semble la cristallisation subite, maléfique (et imprévisible si l'on considère l'enfant) de ce qu'il y a de pire en l'homme. Comment, dès lors, douter que la sexualité ne soit une force absolument mauvaise? Et comment les gens supportent-ils de vivre sous le même toit qu'un pré-adolescent? Ma thèse est qu'ils y parviennent uniquement parce que leur vie est absolument vide; pourtant ma vie est vide aussi, et je n'y suis pas parvenu. De toute façon tout le monde ment, et tout le monde ment de manière grotesque. On est divorcés, niais on reste bons amis. On reçoit son fils un week-end sur deux; c'est de la saloperie. C'est une entière et complète saloperie. En réalité jamais les hommes ne se sont intéressés à leurs enfants, jamais ils n'ont éprouvé d'amour pour eux, et plus généralement les hommes sont incapables d'éprouver de l'amour, c'est un sentiment qui leur est totalement étranger. Ce qu'ils connaissent c'est le désir, le désir sexuel à l'état brut et la compétition entre mâles; et puis, beaucoup plus tard, dans le cadre du mariage, ils pouvaient autrefois en arriver à éprouver une certaine reconnaissance pour leur compagne - quand elle leur avait donné des enfants, qu'elle tenait bien leur ménage, qu'elle se montrait bonne cuisinière et bonne amante; ils éprouvaient alors du plaisir à coucher dans le même lit. Ce n'était peut-être pas ce que les femmes désiraient, il y avait peut-être un malentendu, mais c'était un sentiment qui pouvait être très fort - et même s'ils éprouvaient une excitation d'ailleurs décroissante à se taper un petit cul de temps à autre ils ne pouvaient littéralement plus vivre sans leur femme, quand par malheur elle disparaissait ils se mettaient à boire et décédaient rapidement, en général en quelques mois. Les enfants, quant à eux, étaient la transmission d'un état, de règles et d'un patrimoine. C'était bien entendu le cas dans les couches féodales, mais aussi chez les commerçants, les paysans, les artisans, dans toutes les classes de la société en fait. Aujourd'hui, tout cela n'existe plus: je suis salarié, je suis locataire, je n'ai rien à transmettre à mon fils. Je n'ai aucun métier à lui apprendre, je ne sais même pas ce qu'il pourra faire plus tard; les règles que j'ai connues ne seront de toute façon plus valables pour lui, il vivra dans un autre univers. Accepter l'idéologie du changement continuel c'est accepter que la vie d'un homme soit strictement réduite à son existence individuelle, et que les générations passées et futures n'aient plus aucune importance à ses yeux. C'est ainsi que nous vivons, et avoir un enfant, aujourd'hui, n'a plus aucun sens pour un homme. Le cas des femmes est différent, car elles continuent à éprouver le besoin d'avoir un être à aimer - ce qui n'est pas, ce qui n'a jamais été le cas des hommes. Il est faux de prétendre que les hommes ont eux aussi besoin de pouponner, de jouer avec leurs enfants, de leur faire des câlins. On a beau le répéter depuis des années, ça reste faux. Une fois qu'on a divorcé, que le cadre familial a été brisé, les relations avec ses enfants perdent tout sens. L'enfant c'est le piège qui s'est refermé, c'est l'ennemi qu'on va devoir continuer à entretenir, et qui va vous survivre.»
Michel se leva, marcha jusqu'à la cuisine pour se servir un verre d'eau. Il voyait des roues colorées qui tournaient à mi-hauteur dans l'atmosphère, et il commençait à avoir envie de vomir. La première chose était d’arrêter le tremblement de ses mains. Bruno avait raison, l'amour paternel était une fiction, un mensonge. Un mensonge est utile quand il permet de transformer la réalité, songea-t-il; mais quand la transformation échoue il ne reste plus que le mensonge, l'amertume et la conscience du mensonge.
Il revint dans la pièce. Bruno était tassé dans le fauteuil, il ne bougeait pas plus que s'il était mort. La nuit tombait entre les tours; après une nouvelle journée étouffante, la température redevenait supportable. Michel remarqua soudain la cage désormais vide où son canari avait vécu pendant plusieurs années; il faudrait jeter ça, il n'avait pas l'intention de remplacer l'animal. Fugitivement il pensa à sa voisine d'en face, la rédactrice de 20 Ans; il ne l'avait pas vue depuis des mois, elle avait probablement déménagé. Il se força à fixer son attention sur ses mains, constata que le tremblement avait légèrement diminué. Bruno était toujours immobile; le silence entre eux dura encore quelques minutes.