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«J'ai rencontré Anne en 1981, poursuivit Bruno avec un soupir. Elle n'était pas tellement belle, mais j'en avais marre de me branler. Ce qui était bien, quand même, c'est qu'elle avait de gros seins. J'ai toujours aimé les gros seins…» II soupira de nouveau, longuement. «Ma BCBG protestante aux gros seins…», à la grande surprise de Michel, ses yeux se mouillèrent de larmes. «Plus tard ses seins sont tombés, et notre mariage s'est cassé la gueule lui aussi. J'ai foutu sa vie en l'air. C'est une chose que je n'oublie jamais: j'ai foutu en l'air la vie de cette femme. Il te reste du vin?»

Michel partit chercher une bouteille dans la cuisine. Tout cela était un peu exceptionnel; il savait que Bruno avait consulté un psychiatre, puis qu'il avait arrêté. On cherche toujours en réalité à minimiser la souffrance. Tant que la souffrance de la confession paraît moins forte, on parle; ensuite on se tait, on renonce, on est seul. Si Bruno éprouvait à nouveau le besoin de revenir sur l'échec de sa vie, c'était probablement qu'il espérait quelque chose, un nouveau départ; c'était probablement bon signe.

«Ce n'est pas qu'elle était laide, poursuivit Bruno, mais son visage était quelconque, sans grâce. Elle n'a jamais eu cette finesse, cette lumière qui irradient parfois le visage des jeunes filles. Avec ses jambes un peu lourdes, il n'était pas question de lui faire porter de minijupes; mais je lui ai appris à mettre des petits hauts très courts, sans soutien-gorge; c'est très excitant, les gros seins vus par-dessous. Elle était un peu gênée, mais finalement elle acceptait; elle ne connaissait rien à l'érotisme, à la lingerie, elle n'avait aucune expérience. D'ailleurs je te parle d'elle mais tu la connais, je crois?

– Je suis venu à ton mariage…

– C'est vrai, acquiesça Bruno avec une stupéfaction proche de l'hébétude. Je me souviens que ça m'avait surpris que tu viennes. Je croyais que tu ne voulais plus avoir de relations avec moi.

– Je ne voulais plus avoir de relations avec toi.»

Michel repensa à ce moment, se demanda en effet ce qui avait pu le pousser à se rendre à cette cérémonie sinistre. Il revoyait le temple à Neuilly, la salle presque nue, d'une austérité déprimante, plus qu'à moitié remplie d'une assemblée à la richesse dénuée d'ostentation; le père de la mariée était dans la finance. «Ils étaient de gauche, dit Bruno, d'ailleurs tout le monde était de gauche à l'époque. Ils trouvaient tout à fait normal que je vive avec leur fille avant le mariage, on s'est mariés parce qu'elle était enceinte, enfin le truc habituel.» Michel se souvint des paroles du pasteur qui resonnaient avec netteté dans la salle froide: il y était question du Christ vrai homme et vrai Dieu, de la nouvelle alliance passée par l'Éternel avec son peuple; enfin il avait du mal à comprendre de quoi il était exactement question. Au bout de trois quarts d'heure de ce régime, il était dans un état proche de la somnolence; il se réveilla brusquement en percevant cette formule: «Que le Dieu d'Israël vous bénisse, lui qui a eu pitié de deux enfants seuls.» II eut d'abord du mal à reprendre pied: se trouvait-on chez les Juifs? Il lui fallut une minute de réflexion avant de se rendre compte qu'en fait il s'agissait du même Dieu. Le pasteur enchaînait en souplesse, avec une conviction grandissante: «Aimer sa femme, c'est s'aimer soi-même. Aucun homme n'a jamais haï sa propre chair, au contraire il la nourrit et la soigne, comme fait Christ pour l'Église; car nous sommes membres d'un même corps, nous sommes de sa chair et de ses os. Voici pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, et il s'attachera à sa femme, et les deux deviendront une seule chair. Ce mystère est grand, je l'affirme, par rapport au Christ et à l'Eglise.» En effet, c'était une formule qui faisait mouche: les deux deviendront une seule chair. Michel médita sur cette perspective quelque temps, jeta un regard à Anne: calme et concentrée, elle semblait retenir sa respiration; elle en devenait presque belle. Probablement stimulé par la citation de saint Paul, le pasteur continuait avec une énergie croissante: «Seigneur, regarde avec bonté ta servante: au moment de s'unir à son époux par le mariage, elle demande ta protection. Fais qu'elle demeure dans le Christ une épouse fidèle et chaste, et qu'elle suive toujours les exemples des saintes femmes: qu'elle soit aimable à son époux comme Rachel, sage comme Rebecca, fidèle comme Sara. Qu'elle reste attachée à la foi et aux commandements; unie à son époux, qu'elle évite toute relation mauvaise; que sa réserve lui mérite l'estime, que sa pudeur inspire le respect, qu'elle soit instruite des choses de Dieu. Qu'elle ait une maternité féconde, que tous deux voient les enfants de leurs enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération. Qu'ils parviennent à une heureuse vieillesse, et qu'ils connaissent le repos des élus dans le Royaume des cieux. Au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, amen.» Michel fendit la foule pour s'approcher de l'autel, provoquant autour de lui des regards irrités. Il s'arrêta à trois rangées de distance, assista à l'échange des anneaux. Le pasteur prit les mains des époux dans les siennes, la tête baissée, dans un état de concentration impressionnant; le silence à l'intérieur du temple était total. Puis il releva la tête et d'une voix forte, à la fois énergique et désespérée, d'une stupéfiante intensité d'expression, il s'exclama avec violence: «Que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a uni!»

Plus tard, Michel s'approcha du pasteur qui rangeait ses ustensiles. «J'ai été très intéressé par ce que vous disiez tout à l'heure…» L'homme de Dieu sourit avec urbanité. Il enchaîna alors sur les expériences d'Aspect et le paradoxe EPR: lorsque deux particules ont été réunies, elles forment dès lors un tout inséparable, «ça me paraît tout à fait en rapport avec cette histoire d'une seule chair». Le sourire du pasteur se crispa légèrement. «Je veux dire, poursuivit Michel en s'animant, sur le plan ontologique, on peut leur associer un vecteur d'état unique dans un espace de Hilbert. Vous voyez ce que je veux dire? - Bien sûr, bien sûr…» marmonna le serviteur du Christ en jetant des regards autour de lui. «Excusez-moi» fit-il brusquement avant de se tourner vers le père de la mariée. Ils se serrèrent longuement ta main, se donnèrent l'accolade. «Très belle célébration, magnifique…» fit le financier avec émotion.

– Tu n'es pas resté à la fête… se souvint Bruno. C’était un peu gênant, je ne connaissais personne, et c’était tout de même mon mariage. Mon père est arrivé très en retard, mais il est quand même venu: il était mal rasé, la cravate de travers, il avait tout à fait l'air d’un vieux débris libertin. Je suis sûr que les parents d’Anne auraient préféré un autre parti, mais bon, des Bourgeois protestants de gauche, ils avaient malgré tout un certain respect pour l'enseignement. Et puis j'étais agrégé, elle n'avait que le CAPES. Ce qui est terrible, c'est que sa petite sœur était très jolie. Elle lui ressemblait assez, elle aussi avait de gros seins; mais au lieu d'être quelconque son visage était splendide. Ça tient à pas grand-chose, l'arrangement des traits, un détail. C'est dur…» Il soupira encore une fois, se resservit un verre.