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«J'ai eu mon premier poste à la rentrée 84, au lycée Carnot, à Dijon. Anne était enceinte de six mois. Voilà, on était enseignants, on était un couple d'enseignants; il nous restait à mener une vie normale.

On a loué un appartement rue Vannerie, à deux pas du lycée. "Ce ne sont pas les prix de Paris, comme disait la fille de l'agence. Ce n'est pas non plus la vie de Paris, mais vous verrez c'est très gai en été, il y a des touristes, on a beaucoup de jeunes au moment du festival dt musique baroque." Musique baroque?…

J'ai tout de suite compris que j'étais maudit. Ce n'était pas la "vie de Paris", ça je n'en avais rien à foutre, j'avais été constamment malheureux à Paris. Simplement j'avais envie de toutes les femmes, sauf de la mienne. A Dijon, comme dans toutes les villes de province, il y a beaucoup de minettes, c'est bien pire qu'à Paris. Ces années-là, la mode devenait de plus en plus sexy. C'était insupportable, toutes ces filles avec leurs petites mines, leurs petites jupes et leurs petits rires. Je les voyais pendant la journée en cours, je les voyais le midi au Penalty, le bar à côté du lycée, elles discutaient avec des garçons; je rentrais déjeuner chez ma femme. Je les revoyais encore le samedi après-midi dans les rues commerçantes de la ville, elles achetaient des fringues et des disques. J'étais avec Anne, elle regardait les vêtements de bébé; sa grossesse se passait bien, elle était incroyablement heureuse. Elle dormait beaucoup, elle mangeait tout ce qu'elle voulait; on ne faisait plus l'amour, mais je crois qu'elle ne s'en rendait même pas compte. Pendant les séances de préparation à l'accouchement elle avait sympathisé avec d'autres femmes; elle était sociable, sociable et sympa, c'était une femme facile à vivre. Quand j'ai appris qu'elle attendait un garçon j'ai eu un choc terrible. D'emblée c'était le pire, il allait falloir que je vive le pire. J'aurais dû être heureux; je n'avais que vingt-huit ans et je me sentais déjà mort.

Victor est né en décembre; je me souviens de son baptême à l'église Saint-Michel, c'était bouleversant. "Les baptisés deviennent des pierres vivantes pour l'édification d'un édifice spirituel, pour un sacerdoce saint" dit le prêtre. Victor était tout rouge et tout fripé, dans sa petite robe en dentelle blanche. C'était un baptême collectif, comme dans l'Église primitive, il y avait une dizaine de familles. "Le baptême incorpore à l'Église, dit le prêtre, il fait de nous des membres du corps du Christ." Anne le tenait dans ses bras, il faisait quatre kilos. Il était très sage, il n'a pas du tout crié. "Dès lors, dit le prêtre, ne sommes-nous pas membres les uns des autres?" On s'est regardés entre parents, il y a eu comme un doute. Puis le prêtre a versé l'eau baptismale, par trois fois, sur la tête de mon fils; il l'a ensuite oint du saint-chrême. Cette huile parfumée, consacrée par l'évêque, symbolisait le don de l'Esprit Saint, dit le prêtre. Il s'adressa alors directement à lui. "Victor, dit Je prêtre, tu es maintenant devenu un chrétien. Par cette onction de l'Esprit Saint, tu es incorporé au Christ. Tu Participes désormais de sa mission prophétique, sacerdotale et royale." Ça m'a tellement impressionné que je me suis inscrit à un groupe Foi et Vie qui se réunissait tous les mercredis. Il y avait une jeune Coréenne, très jolie, j'ai tout de suite eu envie de la sauter. C'était délicat, elle savait que j'étais marié. Anne a reçu le groupe un samedi chez nous, la Coréenne s'est assise sur le canapé, elle portait une jupe courte; j'ai regardé ses jambes toute l'après-midi, mais personne ne s'est rendu compte de rien.

Aux vacances de février, Anne est partie chez ses parents avec Victor; je suis resté seul à Dijon. J'ai fait une nouvelle tentative pour devenir catholique; allongé sur mon matelas Épéda, je lisais Le Mystère des Saints Innocents en buvant de la liqueur d'anis. C'est très beau, Péguy, c'est vraiment splendide; mais ça a fini par me déprimer complètement. Toutes ces histoires de péché et de pardon des péchés, et Dieu qui se réjouit plus du retour d'un pécheur que du salut de mille justes… moi j'aurais aimé être un pécheur, mais je n'y arrivais pas. J'avais le sentiment qu'on m'avait volé ma jeunesse. Tout ce que je voulais, c'était me faire sucer la queue par de jeunes garces aux lèvres pulpeuses. Il y avait beaucoup de jeunes garces aux lèvres pulpeuses dans les discothèques, et pendant l'absence d'Anne je suis allé plusieurs fois au Slow Rock et à L'Enfer; mais elles sortaient avec d'autres que moi, elles suçaient d'autres queues que la mienne; et ça, je n'arrivais simplement plus à le supporter. C'était la période de l'explosion du Minitel rosé, il y avait toute une frénésie autour de ça, je suis resté connecté des nuits entières. Victor dormait dans notre chambre, mais il faisait de bonnes nuits, il n'y avait pas de problème. J'ai eu très peur quand la première facture de téléphone est arrivée, je l'ai prise dans la boîte et j'ai ouvert l'enveloppe sur le chemin du lycée: quatorze mille francs. Heureusement il me restait un livret de Caisse d'Épargne qui datait de mes années d'étudiant, j'ai tout transféré sur notre compte, Anne ne s'est rendu compte de rien.

La possibilité de vivre commence dans le regard de l'autre. Progressivement je me suis rendu compte que mes collègues, les enseignants du lycée Carnot, jetaient sur moi un regard dénué de haine ou d'acrimonie. Ils ne se sentaient pas en compétition avec moi; nous étions engagés dans la même tâche, j'étais un des leurs. Ils m'enseignèrent le sens ordinaire des choses. J'ai passé mon permis de conduire et j'ai commencé à m'intéresser aux catalogues de la CAMIF. Le printemps venu, nous avons passé des après-midi sur la pelouse des Guilmard. Ils habitaient une maison assez laide à Fontaine-les-Dijon, mais il y avait une grande pelouse très agréable, avec des arbres. Guilmard était prof de maths, nous avions à peu près les mêmes classes. Il était long, maigre, voûté, les cheveux blond-roux, avec une moustache tombante; il ressemblait un peu à un comptable allemand. Il préparait le barbecue avec sa femme. L'après-midi s'avançait, on parlait vacances, on était un peu pétés; en général on était à quatre ou cinq couples d'enseignants. La femme de Guilmard était infirmière, elle avait la réputation d'être une supersalope; de fait, quand elle s'asseyait sur la pelouse, on voyait qu'elle n'avait rien sous sa jupe. Ils passaient leurs vacances au Cap d'Agde, dans le secteur naturiste. Je crois aussi qu'ils allaient dans un sauna pour couples, place Bossuet - enfin c'est ce que j'ai entendu dire. Je n'ai jamais osé en parler à Anne mais je les trouvais sympas, ils avaient un côté social-démocrate - pas du tout comme les hippies qui traînaient autour de notre mère dans les années soixante-dix. Guilmard était bon prof, il n'hésitait jamais à rester après la fin des cours pour aider un élève en difficulté. Il donnait pour les handicapés, aussi, je crois.»

Bruno se tut brusquement. Au bout de quelques minutes Michel se leva, ouvrit la porte-fenêtre et sortit sur le balcon aspirer l'air nocturne. La plupart des gens qu'il connaissait avaient mené des vies comparables à celle de Bruno. Mis à part dans certains secteurs de très haut niveau tels que la publicité ou la mode, il est relativement facile d'être accepté physiquement dans le milieu professionnel, les dress-codes y sont limités et implicites. Après quelques années de travail le désir sexuel disparaît, les gens se recentrent sur la gastronomie et les vins; certains de ses collègues, beaucoup plus jeunes que lui, avaient déjà commencé à se constituer une cave. Tel n’était pas le cas de Bruno, qui n'avait fait aucune remarque sur le vin - du Vieux Papes à 11,95 F. Oubliant à demi la présence de son frère, Michel jeta un regard sur les immeubles en s'appuyant à la balustrade. La nuit était tombée, maintenant; presque toutes les lumières étaient éteintes. On était le dernier soir du week-end du 15 août. Il revint vers Bruno, s'assit près de lui; leurs genoux étaient proches. Pouvait-on considérer Bruno comme un individu? Le pourrissement de ses organes lui appartenait, c'est à titre individuel qu'il connaîtrait le déclin physique et la mort. D'un autre côté, sa vision hédoniste de la vie, les champs de forces qui structuraient sa conscience et ses désirs appartenaient à l'ensemble de sa génération. De même que l'installation d'une préparation expérimentale et le choix d'un ou plusieurs observables permettent d'assigner à un système atomique un comportement donné - tantôt corpusculaire, tantôt ondulatoire -, de même Bruno pouvait apparaître comme un individu, mais d'un autre point de vue il n'était que l'élément passif du déploiement d'un mouvement historique. Ses motivations, ses valeurs, ses désirs: rien de tout cela ne le distinguait, si peu que ce soit, de ses contemporains. La première réaction d'un animal frustré est généralement d'essayer avec plus de force d'atteindre son but. Par exemple une poule affamée (Gallus domesticus), empêchée d'obtenir sa nourriture par une clôture en fil de fer, tentera avec des efforts de plus en plus frénétiques de passer au travers de cette clôture. Peu à peu, cependant, ce comportement sera remplacé par un autre, apparemment sans objet. Ainsi les pigeons (Columba livia) becquettent fréquemment le sol lorsqu'ils ne peuvent obtenir la nourriture convoitée, alors même que le sol ne comporté aucun objet comestible. Non seulement ils se livrent a ce becquetage indiscriminé, mais ils en viennent fréquemment à lisser leurs ailes; un tel comportement hors de propos, fréquent dans les situations qui impliquent une frustration ou un conflit, est appelé activité de substitution. Début 1986, peu après avoir atteint l'âge de trente ans, Bruno commença à écrire.