Ilsubsiste, dans une certaine mesure, des familles
(Etincelles de foi au milieu des athées,
Etincelles d'amour au fond de la nausée),
On ne sait pas comment
Ces étincelles brillent.
Esclaves dans le travail d'organisations incompréhensibles,
Notre seule possibilité de réalisation et de vie, c'est le sexe
(Encore s'agit-il seulement de ceux à qui le sexe est permis,
De ceux pour qui le sexe est possible.)
Le mariage et la fidélité nous coupent aujourd'hui de toute possibilité d'existence,
Ce n'est pas dans un bureau ou dans une salle de classe que nous retrouverons cette force en nous qui demande le jeu, la lumière et la danse;
Ainsi nous essayons de rejoindre nos destinées à travers des amours de plus en plus difficiles
Nous essayons de vendre un corps de plus en plus épuisé, résistant, indocile
Et nous disparaissons
Dans l'ombre de tristesse
Jusqu'au vrai désespoir,
Nous descendons le chemin solitaire jusqu'à l’endroit où tout est noir,
Sans enfants et sans femmes,
Nous entrons dans le lac
Au milieu de la nuit
(Et l'eau, sur nos vieux corps, est si froide).
Aussitôt après avoir écrit ce texte, Bruno était tombé dans une sorte de coma éthylique. Il en fut réveillé deux heures plus tard par les hurlements de son fils. Entre deux et quatre ans, les enfants humains accèdent à une conscience accrue de leur moi, ce qui provoque chez eux des crises de mégalomanie égocentrique. Leur objectif est alors de transformer leur environnement social (en général composé de leurs parents) en autant d'esclaves soumis au moindre frétillement de leurs désirs; leur égoïsme ne connaît plus de limites; telle est la conséquence de l'existence individuelle. Bruno se releva de la moquette du salon; les hurlements s'accentuaient, trahissant une rage folle. Il écrasa deux Lexomil dans un peu de confiture, se dirigea vers la chambre de Victor. L'enfant avait chié. Qu'est-ce que foutait Anne? Ça se terminait de plus en plus tard, ces séances d'alphabétisation des nègres. Il attrapa la couche souillée, la balança sur le parquet; la puanteur était atroce. L'enfant avala sans difficultés la mixture et se raidit, comme assommé par un coup. Bruno enfila son blouson et se dirigea vers le Madison, un bar de nuit de la rue Chaudronnerie. Avec sa carte bleue, il paya trois mille francs une bouteille de Dom Pérignon qu'il partagea avec une très jolie blonde; dans une des chambres du haut la fille le branla longuement, arrêtant de temps à autre la montée du désir. Elle s'appelait Hélène, était originaire de la région et poursuivait des études de tourisme; elle avait dix-neuf ans. Au moment où il la pénétrait, elle contracta son vagin - il eut au moins trois minutes de bonheur total. En partant Bruno l’embrassa sur les lèvres, insista pour lui donner un pourboire - il lui restait trois cents francs en liquide.
La semaine suivante il se décida à montrer ses textes à un collègue - un enseignant en lettres d'une cinquantaine d'années, marxiste, très fin, qui avait la réputation d’être homosexuel. Fajardie fut agréablement surpris. «Une influence de Claudel… ou peut-être plutôt Péguy, le Péguy des vers libres… Mais justement c'est original, c'est une chose qu'on ne rencontre plus tellement.» Sur les démarches à effectuer, il n'avait aucun doute: «L'Infini. C'est là que se fait la littérature d'aujourd'hui. Il faut envoyer vos textes à Sollers.» Un peu surpris Bruno se fit répéter le nom - s'aperçut qu'il confondait avec une marque de matelas, puis envoya ses textes. Trois semaines plus tard il téléphona chez Denoël; à sa grande surprise Sollers lui répondit, proposa un rendez-vous. Il n'avait pas cours le mercredi, c'était facile de faire l'aller-retour dans la journée. Dans le train il tenta de se plonger dans Une curieuse solitude, renonça assez vite, réussit quand même à lire quelques pages de Femmes - surtout les passages de cul. Ils avaient rendez-vous dans un café de la rue de l'Universite. L'éditeur arriva avec dix minutes de retard, brandissant le fume-cigarettes qui devait faire sa célébrité: «Vous êtes en province? Mauvais, ça. Il faut venir à Paris, tout de suite. Vous avez du talent.» II annonça à Bruno qu'il allait publier le texte sur Jean-Paul II dans le prochain numéro de L'Infini. Bruno en demeura stupéfait; il ignorait que Sollers était en pleine période «contre-réforme catholique», et multipliait les déclarations enthousiastes en faveur du pape. «Péguy, ça m'éclate! fit l'éditeur avec élan. Et Sade! Sade! Lisez Sade, surtout!…
– Mon texte sur les familles…
– Oui, très bien aussi. Vous êtes réactionnaire, c'est bien. Tous les grands écrivains sont réactionnaires. Balzac, Flaubert, Baudelaire, Dostoïevski: que des réactionnaires. Mais il faut baiser, aussi, hein? Il faut partouzer. C'est important.»
Sollers quitta Bruno au bout de cinq minutes, le laissant dans un état de légère ivresse narcissique. Il se calma peu à peu au cours du trajet de retour. Philippe Sollers semblait être un écrivain connu; pourtant, la lecture de Femmes le montrait avec évidence, il ne réussissait à tringler que de vieilles putes appartenant aux milieux culturels; les minettes, visiblement, préféraient les chanteurs. Dans ces conditions, à quoi bon publier des poèmes à la con dans une revue merdique?
«Au moment de la parution, poursuivit Bruno, j'ai quand même acheté cinq numéros de L'Infini. Heureusement, ils n'avaient pas publié le texte sur Jean-Paul II. Il soupira. C'était vraiment un mauvais texte… Il te reste du vin?
– Juste une bouteille.» Michel marcha jusqu'à la cuisine, ramena la sixième et dernière bouteille du pack de Vieux Papes; il commençait à se sentir réellement fatigué. «Tu travailles demain, je crois?» intervint-il. Bruno ne réagit pas. Il contemplait un point bien défini du parquet; mais à cet endroit du parquet il n'y avait rien, rien de bien défini; juste quelques grumeaux de crasse. Cependant il se ranima en entendant le claquement du bouchon, tendit son verre. Il but lentement, à petites gorgées; son regard avait maintenant dérivé et flottait à la hauteur du radiateur; il ne semblait nullement disposé à continuer. Michel hésita, puis alluma la télévision: il y avait une émission animalière sur les lapins. Il coupa le son. Au fond, il s'agissait peut-être de lièvres - il les confondait. Il fut surpris d'entendre à nouveau la voix de Bruno:
«J'essayais de me souvenir combien de temps je suis resté à Dijon. Quatre ans? Cinq ans? Une fois qu'on est rentré dans le monde du travail toutes les années se ressemblent. Les seuls événements qui vous restent à vivre sont d'ordre médical - et les enfants qui grandissent. Victor grandissait; il m'appelait "papa".»
Tout à coup, il se mit à pleurer. Recroquevillé sur le canapé il pleurait à grands sanglots, en reniflant. Michel consulta sa montre; il était un peu plus de quatre heures. Sur l'écran, un chat sauvage tenait le cadavre d'un lapin dans sa gueule.
Bruno sortit un mouchoir en papier, essuya le coin de ses yeux. Ses larmes continuaient à couler. Il pensait à son fils. Pauvre petit Victor, qui dessinait des Strange, et qui l'aimait. Il lui avait donné si peu de moments de bonheur, si peu de moments d'amour - et maintenant il allait avoir quinze ans, et le temps du bonheur était terminé pour lui.