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Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

Pendant que des mortels la multitude vile,

Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,

Va cueillir des remords dans la fête servile,

Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici…

J'ai marqué une pause. Elles étaient sensibles à ce poème, je le sentais bien, le silence était total. C'était la dernière heure de cours; dans une demi-heure j'allais reprendre le train, et plus tard retrouver ma femme. Tout à coup, venant du fond de la salle, j'ai entendu voix de Ben: "T'as le principe de la mort dans ta tête ho, vieux!…" Il avait parlé fort mais ce n'était pas vraiment une insolence, son ton avait même quelque chose d'un peu admiratif. Je n'ai jamais tout à fait compris s’il s'adressait à Baudelaire ou à moi; au fond, comme commentaire de texte, ce n'était pas si mal. Il n'empêche que je devais intervenir. J'ai simplement dit: "Sortez." Il n'i pas bougé. J'ai attendu trente secondes, je transpirais de trouille, j'ai vu le moment où je n'allais plus pouvoir parler; mais j'ai quand même eu la force de répéter: "Sortez." Il s'est levé, a rassemblé très lentement ses affaires, il s'est avancé vers moi. Dans toute confrontation violente il y a comme un instant de grâce, une seconde magique où les pouvoirs suspendus s'équilibrent. Il s'est arrêté à ma hauteur, il me dépassait d'une bonne tête, j'ai bien cru qu'il allait me mettre un pain, mais finalement non, il s'est juste dirigé vers la porte. J'avais remporté ma victoire. Petite victoire: il est revenu en cours dès le lendemain. Il semblait avoir compris quelque chose, saisi un de mes regards, parce qu'il s'est mis à peloter sa petite copine pendant les cours. Il retroussait sa jupe, posait sa main le plus haut possible, très haut sur les cuisses; puis il me regardait en souriant, très cool. Je désirais cette nana à un point atroce. J'ai passé le week-end à rédiger un pamphlet raciste, dans un état d'érection quasi constante; le lundi j'ai téléphoné à L'Infini. Cette fois, Sollers m'a reçu dans son bureau. Il était guilleret, malicieux, comme à la télé - mieux qu'à la télé, même. "Vous êtes authentiquement raciste, ça se sent, ça vous porte, c'est bien. Boum boum!" Il a fait un petit mouvement de main très gracieux, a sorti une page, il avait souligné un passage dans la marge: "Nous envions et nous admirons les nègres parce que nous souhaitons à leur exemple redevenir des animaux, des animaux dotés d'une grosse bite et d'un tout petit cerveau reptilien, annexe de leur bite." II a secoué la feuille avec enjouement. "C'est corsé, enlevé, très talon rouge. Vous avez du talent. Des facilités parfois, j'ai moins aimé le sous-titre: On ne naît pas raciste, on le devient. Le détournement, le second degré, c'est toujours un peu… Hmm…" Son visage s'est rembruni, mais il a refait une pirouette avec son fume-cigarettes, il a souri de nouveau. Un vrai clown - gentil comme tout. "Pas trop d'influences, en plus, rien d'écrasant. Par exemple, vous n'êtes pas antisémite!" Il a sorti un autre passage: "Seuls les Juifs échappent au regret de ne pas être nègres, car ils ont choisi depuis longtemps la voie de l'intelligence, de la culpabilité et de la honte. Rien dans la culture occidentale ne peut égaler ni même approcher ce que les Juifs sont parvenus à faire à partir de la culpabilité et de la honte; c'est pourquoi les nègres les haïssent tout particulièrement." L'air tout heureux il s'est renfoncé dans son siège, a croisé les mains derrière la tête; j'ai cru un instant qu'il allait poser les pieds sur son bureau, mais finalement non. Il s'est repenché en avant, il ne tenait pas en place.

"Alors? Qu'est-ce qu'on fait?

– Je ne sais pas, vous pourriez publier mon texte.

– Ouh là là! il s'est esclaffé comme si j'avais fait une bonne farce. Une publication dans L'Infini? Mais, petit bonhomme, vous ne vous rendez pas compte… Nous ne sommes plus au temps de Céline, vous savez. On n'écrit plus ce qu'on veut, aujourd'hui, sur certains sujets… un texte pareil pourrait me valoir réellement des ennuis. Vous croyez que je n'ai pas assez d’ennuis? Parce que je suis chez Gallimard, vous croyez que je peux faire ce que je veux? On me surveille, vous savez. On guette la faute. Non non, ça va être difficile. Qu'est-ce que vous avez d'autre?"

Il a paru réellement surpris que je n'aie pas apporté d'autre texte. Moi j'étais désolé de le décevoir, j'aurais bien aimé être son petit bonhomme, et qu'il m'emmène danser, qu'il m'offre des whiskies au Pont-Royal. Es sortant, sur le trottoir, j'ai eu un moment de désespoir extrêmement vif. Des femmes passaient boulevard Saint-Germain, la fin d'après-midi était chaude et j'ai compris que je ne deviendrais jamais écrivain; j'ai également compris que je m'en foutais. Mais alors quoi? Le sexe me coûtait déjà la moitié de mon salaire, il était incompréhensible qu'Anne ne se soit encore rendu compte de rien. J'aurais pu adhérer au Front national, mais à quoi bon manger de la choucroute avec des cons? De toute façon les femmes de droite n'existent pas, et elles baisent avec des parachutistes. Ce texte était une absurdité, je l'ai jeté dans la première poubelle venue. Il fallait que je garde mon positionnement "gauche humaniste", c'était ma seule chance de tirer, j'en avais la certitude intime. Je me suis assis à la terrasse de l'Escurial. Mon pénis était chaud, douloureux, gonflé. J'ai pris deux bières, puis je suis rentré à pied chez moi. En traversant la Seine, je me suis souvenu d'Adjila. C'était une beurette de ma classe de seconde, très jolie, très fine. Bonne élève, sérieuse, un an d'avance. Elle avait un visage intelligent et doux, pas du tout moqueur; elle avait très envie de réussir ses études, ça se voyait. Souvent ces filles-là vivent au milieu de brutes et d'assassins, il suffit d'être un peu gentil avec elle! À nouveau, je nie suis mis à y croire. Pendant les deux semaines suivantes je lui ai parlé, je l'ai invitée à venir au tableau. Elle répondait à mes regards, elle n'avait pas l'air de trouver ça bizarre. Il fallait que je me dépêche, on était déjà début juin. Quand elle retournait à sa place, je voyais son petit cul moulé dans son jean. Elle me plaisait tellement que j'ai arrêté les putes. J'imaginais ma bite pénétrant dans la douceur de ses longs cheveux noirs; je me suis même branlé sur une de ses dissertations.

Le vendredi 11 juin elle est venue avec une petite jupe noire, le cours se terminait à six heures. Elle était assise au premier rang. Au moment où elle a croisé ses jambes sous la table, j'ai été à deux doigts de m'évanouir. Elle était à côté d'une grosse blonde qui est partie très vite après la sonnerie. Je nie suis levé, j'ai posé une main sur son classeur. Elle est restée assise, elle n'avait pas l'air pressée du tout. Tous les élèves sont sortis, le silence est retombé dans la salle. J'avais son classeur à la main, je parvenais même à lire certains mots: "Remember… l'enfer…" Je me suis assis à côté d'elle, j'ai reposé le classeur sur la table; mais je n'ai pas réussi à lui parler. Nous sommes restés ainsi, en silence, pendant au moins une minute. À plusieurs reprises j'ai plongé mon regard dans ses grands yeux noirs; mais, aussi, je distinguais le moindre de ses gestes, la plus faible palpitation de ses seins. Elle était à demi tournée vers moi, elle a entrouvert les jambes. Je ne me souviens pas d'avoir accompli le mouvement suivant, j'ai l'impression d'un acte semi-volontaire. L'instant d'après j’ai senti sa cuisse sous la paume de ma main gauche, les images se sont brouillées, j'ai revu Caroline Yessayan et j'ai été foudroyé par la honte. La même erreur, exactement la même erreur au bout de vingt ans. Comme Caroline Yessayan vingt ans plus tôt elle est restée quelques secondes sans rien faire, elle a un peu rougi. Puis, très doucement, elle a écarté ma main; mais elle ne s'est pas levée, elle n'a pas fait un geste pour partir. Par la fenêtre grillagée j'ai vu une fille traverser la cour, se hâter en direction de la gare. De la main droite, j'ai descendu la fermeture éclair de ma braguette. Elle a écarquillé les yeux, son regard s'est posé sur mon sexe. De ses yeux émanaient des vibrations chaudes, j'aurais pu jouir par la force de son seul regard, en même temps j'étais conscient qu'il fallait qu'elle esquisse un geste pour devenir complice. Mamain droite s'est déplacée vers la sienne, mais je n'ai pas eu la force d'aller jusqu'au bout: dans un geste implorant, j'ai attrapé mon sexe pour lui tendre. Elle a éclaté de rire; je crois que j'ai ri aussi en commençant à me masturber. J'ai continué à rire et à me branler pendant qu'elle rassemblait ses affaires, qu'elle se leva pour sortir. Sur le pas de la porte, elle s'est retournée pour me regarder une dernière fois; j'ai éjaculé et je n'ai plus rien vu. J'ai juste entendu le bruit de la porte qui se refermait, de ses pas qui s'éloignaient. J'étais étourdi, comme sous l'effet d'un immense coup de gong. Cependant, j'ai réussi à téléphoner à Azoulay de la gare. Je n'ai aucun souvenir du retour en train, du trajet en métro; il m'a reçu à huit heures. Je ne pouvais pas m'arrêter de trembler; il m'a tout de suite fait une piqûre pour me calmer.