J'ai passé trois nuits à Sainte-Anne, puis on m'a transféré dans une clinique psychiatrique de l'Éducation nationale, à Verrières-le-Buisson. Azoulay étal visiblement inquiet; les journalistes commençaient à beaucoup parler de la pédophilie cette année-là, on aurait dit qu'ils s'étaient passé le mot: "Fais le forcing sur les pédophiles, Emile." Tout ça par haine des vieux, par haine et par dégoût de la vieillesse, c'était en train de devenir une cause nationale. La fille avait quinze ans, j'étais enseignant, j'avais abusé de mon autorité sur elle; en plus c'était une beurette. Bref, le dossier idéal pour une révocation suivie d'un lynchage. Au bout de quinze jours, il a commencé à se détendre un peu; on arrivait à la fin de l'année scolaire, et visiblement Adjila n'avait pas parlé. Le dossier prenait un tour plus classique. Un enseignant dépressif, un peu suicidaire, qui a besoin de reconstituer son psychisme… Ce qui était surprenant dans l'histoire, c'est que le lycée de Meaux ne passait pas pour spécialement dur; mais il a mis en avant des traumatismes liés à la petite enfance réactivés par le retour dans ce lycée, enfin il a très bien organisé son affaire.
Je suis resté un peu plus de six mois dans cette clinique; mon père est venu me voir plusieurs fois, il avait l'air de plus en plus bienveillant et fatigué. J'étais tellement bourré de neuroleptiques que je n'avais plus aucun désir sexuel; mais de temps en temps les infirmières me prenaient dans leurs bras. Je me blottissais contre elles, je restais sans bouger une à deux minutes, puis je m'allongeais de nouveau. Ça me faisait tellement de bien que le psychiatre en chef leur avait conseillé d'accepter, si elles n'y voyaient pas d'inconvénient majeur. Il se doutait qu'Azoulay ne lui avait pas tout dit; mais il avait beaucoup de cas plus graves, des schizophrènes et des délirants dangereux, il n'avait pas trop le temps de s'occuper de moi; pour lui j'avais un médecin traitant, c'était l'essentiel.
Il n'était évidemment plus question d'enseignement, mais début 1991 l 'Éducation nationale a trouvé à me recaser dans la Commission des programmes de français. Je perdais les horaires d'enseignant et les vacances scolaires, mais mon salaire n'était pas diminué. Peu après, j'ai divorcé d'avec Anne. On a convenu d'une formule tout à fait classique pour la pension alimentaire et la garde alternée; de toute façon les avocats ne vous laissent pas le choix, c'est pratiquement un contrat type. On est passés les premiers de la filé d'attente, le juge lisait à toute allure, en tout le divorce a duré moins d'un quart d'heure. On est sortis ensemble sur les marches du Palais de justice, il était un peu plus de midi. Nous étions début mars, je venais d'avoir trente-cinq ans; je savais que la première partie de ma vie était terminée.»
Bruno s'interrompit. Il faisait complètement nuit, maintenant; ni lui ni Christiane ne s'étaient rhabillés. Il leva son regard vers elle. Elle fit alors quelque chose de surprenant: elle s'approcha de lui, passa le bras autour de son cou et l'embrassa sur les deux joues.
«Les années suivantes, tout a continué, reprit doucement Bruno. Je me suis fait faire des greffes de cheveux, ça s'est bien passé, le chirurgien était un ami de mon père. J'ai continué le Gymnase Club, aussi. Pour les vacances j'ai essayé Nouvelles Frontières, le Club Med à nouveau, l'UCPA. J'ai eu quelques aventures, enfin très peu; dans l'ensemble, les femmes de mon âge n'ont plus tellement envie de baiser. Bien sûr elles prétendent le contraire, et c'est vrai que parfois elles aimeraient retrouver une émotion, une passion, un désir; mais ça, je n'étais pas en mesure de le provoquer. Je n'avais jamais rencontré une femme comme toi auparavant. Je n'espérais même pas qu'une femme comme toi puisse exister.
– Il faut… dit-elle d'une voix un peu altérée, il faut un peu de générosité, il faut que quelqu'un commence. Si j'avais été à la place de cette beurette, je ne sais pas comment j'aurais réagi. Mais tu devais déjà avoir quelque chose de touchant, j'en suis sûre. Je crois, enfin il me semble que j'aurais accepté de te faire plaisir.» Elle se rallongea, posa sa tête entre les cuisses de Bruno, lui donna quelques petits coups de langue sur le gland.
– «J'aimerais bien manger quelque chose… dit-elle soudain. Il est déjà deux heures du matin, mais à Paris ça doit être possible, non?
– Bien sûr.
– Je te fais jouir maintenant, ou tu préfères que je te branle dans le taxi?
– Non, maintenant.»
15 L'hypothèse MacMillan
Ils trouvèrent un taxi pour Les Halles, dînèrent dans une brasserie ouverte toute la nuit. En entrée, Bruno prît des rollmops. Il se dit que, maintenant, il pouvait se passer n'importe quoi; mais tout de suite après il se rendit compte qu'il exagérait. Dans son cerveau, oui, les possibilités restaient riches: il pouvait s'identifier à un surmulot, une salière ou un champ d'énergie; en pratique, cependant, son corps restait engagé dans un processus de destruction lente; il en était de même du corps de Christiane. Malgré le retour alternatif des nuits, une conscience individuelle persisterait jusqu'à la fin dans leurs chairs séparées. Les rollmops ne pouvaient en aucun cas constituer une solution; mais un bar au fenouil n'aurait pas davantage fait l'affaire. Christiane demeurait dans un silence perplexe et plutôt mystérieux. Ils dégustèrent ensemble une choucroute royale, avec des saucisses de Montbéliard artisanales. Dans l'état de détente plaisante de l'homme que l'on vient de faire jouir, avec affection et volupté, Bruno eut une pensée rapide pour ses préoccupations professionnelles, qui pouvaient se résumer ainsi: quel rôle Paul Valéry devait-il jouer dans la formation de français des filières scientifiques? Sa choucroute terminée, après avoir commandé du munster, il se sentait relativement tenté de répondre: «Aucun.»
«Je ne sers à rien, dit Bruno avec résignation. Je suis incapable d'élever des porcs. Je n'ai aucune notion sur la fabrication des saucisses, des fourchettes ou des téléphones portables. Tous ces objets qui m'entourent, que j’utilise ou que je dévore, je suis incapable de les produire; je ne suis même pas capable de comprendre leur processus de production. Si l'industrie devait s'arrêter, si les ingénieurs et techniciens spécialisés venaient à disparaître, je serais incapable d'assurer le moindre redémarrage. Placé en dehors du complexe économique-industriel, je ne serais même pas en mesure d'assurer ma propre survie: je ne saurais comment me nourrir, me vêtir, me protéger des intempéries; mes compétences techniques personnelles sont largement inférieures à celles de l'homme de Néanderthal. Totalement dépendant de la société qui m'entoure, je lui suis pour ma part à peu près inutile; tout ce que je sais faire, c'est produire des commentaires douteux sur des objets culturels désuets. Je perçois cependant un salaire, et même un bon salaire, largement supérieur à la moyenne. La plupart des gens qui m'entourent sont dans le même cas. Au fond, la seule personne utile qu je connaisse, c'est mon frère.