– Qu'est-ce qu'il a fait de si extraordinaire?»
Bruno réfléchit, tourna un moment son morceau de fromage dans son assiette, à la recherche d'une réponse suffisamment frappante.
«Il a créé de nouvelles vaches. Enfin c'est un exemple, mais je me souviens que ses travaux ont permis la naissance de vaches génétiquement modifiées, avec une production de lait améliorée, des qualités nutritionnelles supérieures. Il a changé le monde. Moi je n'ai rien fait, rien créé; je n'ai absolument rien apporté au monde.
– Tu n'as pas fait de mal…» Le visage de Christiane s'assombrit, elle termina rapidement sa glace. En juillet 1976 elle avait passé quinze jours dans la propriété de di Meola, sur les pentes du Ventoux, là même où Bruno était venu l'année précédente avec Annabelle et Michel. Lorsqu'elle l'avait raconté à Bruno cet été, ils s'étaient émerveillés de la coïncidence; immédiatement après, elle en avait ressenti un regret poignant. S'ils s'étaient rencontrés en 1976, alors qu'il avait vingt ans et qu'elle en avait seize, leur vie, avait-elle pensé, aurait pu être entièrement différente. À ce premier signe, déjà, elle reconnut qu'elle était en train de tomber amoureuse.
«Au fond, reprit Christiane, c'est une coïncidence, mais pas une coïncidence stupéfiante. Mes cons de parents appartenaient à ce milieu libertaire, vaguement beatnik dans les années cinquante, que fréquentait également ta mère. Il est même possible qu'ils se connaissent, mais je n'ai aucune envie de le savoir. Je méprise ces gens, je peux même dire que je les hais. Ils représentent le mal, ils ont produit le mal, et je suis bien placée pour en parler. Je me souviens très bien de cet été 76. Di Meola est mort quinze jours après mon arrivée; il avait un cancer généralisé, et plus rien ne semblait l'intéresser vraiment. Il a quand même essayé de me draguer, j'étais pas mal à l'époque; mais il n'a pas insisté, je crois qu'il commençait à souffrir physiquement. Depuis vingt ans il jouait la comédie du vieux sage, initiation spirituelle, etc., pour se taper des minettes. Il faut reconnaître qu'il a tenu son personnage jusqu'au bout. Quinze jours après mon arrivée il a pris du poison, quelque chose de très doux, qui faisait son effet en plusieurs heures; puis il a reçu tous les visiteurs présents sur le domaine, en consacrant quelques minutes à chacun, le genre "mort de Socrate", tu vois. D'ailleurs il parlait de Platon, mais aussi des Upanishads, de Lao-Tseu, enfin le cirque habituel. Il parlait aussi beaucoup d'Aldous Huxley, rappelait qu'il l'avait connu, retraçait leurs entretiens; il en rajoutait peut-être un peu, mais après tout il était en train de mourir, cet homme. Quand mon tour est venu j'étais assez impressionnée, mais en fait il m'a juste demandé d'ouvrir mon chemisier. Il a regardé mes seins, puis il a essayé de dire quelque chose mais je n'ai pas bien compris, il avait déjà un peu de mal à parler. Tout à coup il s'est redressé sur son fauteuil, il a tendu les mains vers ma poitrine. Je l'ai laissé faire. Il a posé un instant son visage entre mes seins, puis il est retombé dans le fauteuil. Ses mains tremblaient beaucoup. De la tête, il m'a fait signe de partir. Dans son regard je ne lisais aucune initiation spirituelle, aucune sagesse; dans son regard, je ne lisais que la peur.
Il est mort à la tombée de la nuit. Il avait demande qu'un bûcher funéraire soit dressé au sommet de colline. On a tous ramassé des branchages, puis la cérémonie a commencé. C'est David qui a allumé le bûcher funéraire de son père, il avait une lueur plutôt bizarre dans les yeux. Je ne savais rien de lui, sinon qu'il faisait du rock; il était avec des types plutôt inquiétants, des motards américains tatoués, habillés de cuir. J'étais venue avec une copine, et la nuit tombée on n'était pas tellement rassurées.
Plusieurs joueurs de tam-tam se sont installés devant le feu et ont commencé lentement, sur un rythme grave. Les participants se sont mis à danser, le feu chauffait fort, comme d'habitude ils ont commencé à se déshabiller. Pour réaliser une crémation, en principe, il faut de l'encens et du santal. Là on avait juste ramassé des branches tombées, probablement mélangées avec des herbes locales - du thym, du romarin, de la sarriette; si bien qu'au bout d'une demi-heure l'odeur s'est mise à évoquer exactement celle d'un barbecue. C'est un copain de David qui a fait la remarque - un gros type en gilet de cuir, aux cheveux longs et gras, avec des dents manquantes sur le devant. Un autre, un vague hippie, a expliqué que chez beaucoup de tribus primitives la manducation du chef disparu était un rite d'union extrêmement fort. L'édenté a hoché la tête et s'est mis à ricaner; David s'est approché des deux autres et a commencé à discuter avec eux, il s'était mis complètement à poil, dans la lueur des flammes son corps était vraiment superbe - je crois qu'il faisait de la musculation. J'ai senti que les choses risquaient de dégénérer gravement, je suis partie me coucher en vitesse.
Peu après, un orage a éclaté. Je ne sais pas pourquoi je me suis relevée, je suis retournée vers le bûcher. Ils étaient encore une trentaine qui dansaient, complètement nus, sous la pluie. Un type m'a attrapée brutalement par les épaules, il m'a traînée jusqu'au bûcher pour me forcer à regarder ce qui restait du corps. On voyait le crâne avec ses orbites. Les chairs étaient imparfaitement consumées, à moitié mêlées au sol, cela formait comme un petit tas de boue. Je me suis mise à crier, le type m'a lâchée, j'ai réussi à m'enfuir. Avec ma copine on est reparties le lendemain. Je n'ai plus jamais entendu parler de ces gens.
– Tu n'as pas lu l'article dans Paris Match?
– Non…» Christiane eut un mouvement de surprise; Bruno s'interrompit, commanda deux cafés avant de continuer. Au fil des années il avait développé une conception de la vie cynique et violente, typiquement masculine. L'univers était un champ clos, un grouillement bestial; tout cela était enclos dans un horizon fermé et dur - nettement perceptible, mais inaccessible: celui de la loi morale. Il est cependant écrit que l'amour contient la loi, et la réalise. Christiane fixait sur lui un regard attentif et tendre; ses yeux étaient un peu fatigués.
«C'est une histoire tellement dégueulasse, reprit Bruno avec lassitude, que j'ai été surpris que les journalistes n'en parlent pas davantage. Enfin ça se passait il y a cinq ans, le procès avait lieu à Los Angeles, les sectes satanistes étaient encore un sujet nouveau en Europe. David di Meola était un des douze inculpés - j'ai tout de suite reconnu le nom; il était un des deux seuls à avoir réussi à échapper à la police. D'après l'article, il s'était probablement réfugié au Brésil. Les charges qui pesaient sur lui étaient accablantes. On avait retrouvé à son domicile une centaine de cassettes vidéo de meurtres et de tortures, classées et étiquetées avec soin; sur certaines d'entre elles, il apparaissait à visage découvert. La cassette projetée à l'audience représentait le supplice d'une vieille femme, Mary Mac Nallahan, et de sa petite-fille, un nourrisson. Di Meola démembrait le bébé devant sa grand-mère à l'aide de pinces coupantes, puis il arrachait un œil à la vieille femme avec ses doigts avant de se masturber dans son orbite saignante; en même temps il actionnait la télécommande, déclenchait un zoom avant sur son visage. Elle était accroupie, étroitement fixée au mur par des colliers de métal, dans un local qui ressemblait à un garage. À la fin du film, elle était allongée dans ses excréments; la cassette durait plus de trois quarts d'heure mais seule la police l'avait vue en entier, les jurés avaient demandé l'arrêt de la projection au bout de dix minutes.