L'article paru dans Match était en grande partie la traduction d'une interview accordée à Newsweek par Daniel Macmillan, le procureur de l'État de Californie. Selon lui, il ne s'agissait pas seulement de juger un groupe d'hommes, mais l'ensemble d'une société; cette affaire lui paraissait symptomatique de la décadence sociologique et morale dans laquelle s'enfonçait la société américaine depuis la fin des années cinquante. À plusieurs reprises, le juge l'avait prié de rester dans le cadre des faits incriminés; le parallèle qu'il établissait avec l'affaire Manson lui paraissait hors de propos, d'autant que di Meola était le seul des accusés pour lequel on pouvait établir une vague filiation avec la mouvance beatnik ou hippie.
L'année suivante, Macmillan publia un livre intitulé From Lust to Murder: a Génération, assez bêtement traduit en français sous le titre Génération meurtre. Ce livre m'a surpris; je m'attendais aux divagations habituelles des fondamentalistes religieux sur le retour de l'Antéchrist et le rétablissement de la prière à l'école. En fait c'était un livre précis, bien documenté, qui analysait en détail de nombreuses affaires; Macmillan s'était spécialement intéressé au cas de David, il retraçait toute sa biographie, il y avait un gros travail d'enquête.
Immédiatement après la mort de son père, en septembre 1976, David avait revendu la propriété et les trente hectares de terrain pour acheter des surfaces à Paris dans des immeubles anciens; il garda pour lui un grand studio rue Visconti et transforma le reste afin de le mettre en location. Les appartements anciens furent séparés, les chambres de bonne parfois réunies; il fit installer des kitchenettes et des douches. Lorsque tout fut terminé il obtint une vingtaine de studettes, qui pouvaient à elles seules lui assurer un revenu confortable. Il n'avait toujours pas renoncé à percer dans le rock, et se dit qu'il avait peut-être une chance à Paris; mais il avait déjà vingt-six ans. Avant de faire le tour des studios d'enregistrement, il décida d'enlever deux ans à son âge. C'était très facile à faire: il suffisait, au moment où on lui demandait son âge, de répondre: "Vingt-quatre ans." Naturellement, personne ne vérifiait. Longtemps avant lui, Brian Jones avait eu la même idée. Selon un des témoignages recueillis par Macmillan, un soir, dans une party à Cannes, David avait croisé Mick Jagger; il avait fait un bond en arrière de deux mètres, comme s'il s'était trouvé nez à nez avec une vipère. Mick Jagger était la plus grande star du monde; riche, adulé et cynique, il était tout ce que David rêvait d'être. S'il était si séduisant c'est qu'il était le mal, qu'il le symbolisait de manière parfaite; et ce que les masses adulent par-dessus tout c'est l'image du mal impuni. Un jour Mick Jagger avait eu un problème de pouvoir, un problème d'ego au sein du groupe, justement avec Brian Jones; mais tout s'était résolu, il y avait eu la piscine. Ce n'était pas la version officielle, certes, mais David savait que Mick Jagger avait poussé Brian Jones dans la piscine; il pouvait se l'imaginer en train de le faire; et c'est ainsi, par ce meurtre initial, qu'il était devenu le leader du plus grand groupe rock du monde. Tout ce qui se bâtit de grand dans le monde se bâtit au départ sur un meurtre, cela David en était persuadé; et il se sentait prêt, en cette fin 76, à pousser autant de personnes qu'il le faudrait dans toutes les piscines nécessaires; mais il ne réussit, au cours des années suivantes, qu'à participer à quelques disques comme bassiste additionnel - et aucun de ces disques ne connut le moindre succès. Par contre, il plaisait toujours beaucoup aux femmes. Ses exigences erotiques augmentèrent, et il prit l'habitude de coucher avec deux filles en même temps - de préférence une blonde et une brune. La plupart acceptaient, car il était réellement très beau - dans un genre puissant et viril, presque animal. Il était fier de son phallus long et épais, de ses grosses couilles velues. La pénétration perdait peu à peu de son intérêt pour lui, mais il prenait toujours du plaisir à voir les filles s'agenouiller pour lui sucer la bite.
Début 1981, un Californien de passage à Paris lui apprit qu'on recherchait des groupes pour réaliser un CD heavy-metal en hommage à Charles Manson. Il décida de tenter sa chance encore une fois. Il revendit tous ses studios, dont le prix avait presque quadruplé entre-temps, et partit s'installer à Los Angeles. Il avait maintenant trente et un ans en réalité, vingt-neuf ans officiellement; c'était encore trop. Il décida, avant de se présenter aux producteurs américains, d'enlever de nouveau trois ans à son âge. Physiquement, on pouvait parfaitement lui donner vingt-six ans.
La production traîna en longueur, du fond de son pénitencier Manson exigeait des droits exorbitants. David se mit au jogging et commença à fréquenter des cercles satanistes. La Californie a toujours été un lieu de prédilection pour les sectes vouées au culte de Satan, depuis les toutes premières: la First Church of Satan, fondée en 1966 à Los Angeles par Anton La Vey, et la Process Church of the Final Judgment, qui s'installa en 1967 à San Francisco dans le district de Haight Ashbury. Ces groupements existaient encore, et David prit contact avec eux; ils ne se livraient en général qu'à des orgies rituelles, parfois à quelques sacrifices animaux; mais par leur intermédiaire il eut accès à des cercles beaucoup plus fermés et plus durs. Il fit notamment la connaissance de John di Giorno, un chirurgien qui organisait des avortement-parties. Après l'opération le fœtus était broyé, malaxé, mélangé à de la pâte à pain pour être partagé entre les participants. David se rendit vite compte que les satanistes les plus avancés ne croyaient nullement à Satan. Ils étaient, tout comme lui, des matérialistes absolus, et renonçaient rapidement à tout le cérémonial un peu kitsch des pentacles, des bougies, des longues robes noires; ce décorum avait en fait surtout pour objet d'aider les débutants à surmonter leurs inhibitions morales. En 1983, il fut admis à son premier meurtre rituel sur la personne d'un nourrisson portoricain. Pendant qu'il castrait le bébé à l'aide d'un couteau-scie, John di Giorno arrachait, puis mastiquait ses globes oculaires.
À l'époque David avait à peu près renoncé à être une rock star, même s'il ressentait parfois un horrible pincement au cœur en voyant Mick Jagger sur MTV. Le projet "Tribute to Charles Manson" avait de toute façon capoté, et même s'il avouait vingt-huit ans il en avait cinq de plus, et commençait réellement à se sentir trop vieux. Dans ses fantasmes de domination et de toute-puissance, il lui arrivait maintenant de s'identifier à Napoléon. Il admirait cet homme qui avait mis l'Europe à feu et à sang, qui avait entraîné à la mort des centaines de milliers d'êtres humains sans même l'excuse d'une idéologie, d'une croyance, d'une conviction quelconque. Contrairement à Hitler, contrairement à Staline, Napoléon n'avait cru qu'en lui-même, il avait établi une séparation radicale entre sa personne et le reste du monde, considérant les autres comme de purs instruments au service de sa volonté dominatrice. Repensant à ses lointaines origines génoises, David s'imaginait un lien de parenté avec ce dictateur qui, se promenant à 1’aube sur les champs de bataille, contemplant les milliers de corps mutilés et éventrés, remarquait avec négligence: "Bah… une nuit de Paris repeuplera tout ça."