Au fil des mois, David et quelques autres participants plongèrent de plus en plus loin dans la cruauté et dans l'horreur. Parfois ils filmaient la scène de leurs carnages, après s'être recouverts de masques; l'un des participants était producteur dans l'industrie vidéo, et avait accès à un banc de duplication. Un bon snuff movie pouvait se négocier extrêmement cher, autour de vingt mille dollars la copie. Un soir, invité à une partouze chez un ami avocat, David avait reconnu un de ses films diffusé sur un téléviseur dans une des chambres à coucher. Dans cette cassette, tournée un mois auparavant, il sectionnait un sexe masculin à la tronçonneuse. Très excité, il avait attiré à lui une gamine d'une douzaine d'années, une amie de la fille du propriétaire, et l'avait collée devant son siège. La fille s'était un peu débattue, puis avait commencé à le sucer. Sur l'écran, il approchait la tronçonneuse en effleurant doucement les cuisses d'un homme d'une quarantaine d'années; le type était entièrement ligoté, les bras en croix, il hurlait de terreur. David jouit dans la bouche de la fille au moment où sa lame tronçonnait le sexe; il attrapa la fille par les cheveux, lui tourna brutalement la tête et la força à regarder le long plan fixe sur le moignon qui pissait le sang.
Les témoignages recueillis sur David s'arrêtaient là. La police avait intercepté par hasard la matrice d'une vidéo de torture, mais David avait probablement été prévenu, il avait en tout cas réussi à s'échapper à temps. Daniel Macmillan en venait alors à sa thèse. Ce qu'il établissait nettement dans son livre, c'est que les prétendus satanistes ne croyaient ni à Dieu, ni à Satan, ni à aucune puissance supra-terrestre; le blasphème n'intervenait d'ailleurs dans leurs cérémonies que comme un condiment erotique mineur, dont la plupart perdaient rapidement le goût. Ils étaient en fait, tout comme leur maître le marquis de Sade, des matérialistes absolus, des jouisseurs à la recherche de sensations nerveuses de plus en plus violentes. Selon Daniel Macmillan, la destruction progressive des valeurs morales au cours des années soixante, soixante-dix, quatre-vingt puis quatre-vingt-dix était un processus logique et inéluctable. Après avoir épuisé les jouissances sexuelles, il était normal que les individus libérés des contraintes morales ordinaires se tournent vers les jouissances plus larges de la cruauté; deux siècles auparavant, Sade avait suivi un parcours analogue. En ce sens, les sérial killers des années quatre-vingt-dix étaient les enfants naturels des hippies des années soixante; on pouvait trouver leurs ancêtres communs chez les actionnistes viennois des années cinquante. Sous couvert de performances artistiques, les actionnistes viennois tels que Nitsch, Muehl ou Schwarzkogler s'étaient livrés à des massacres d'animaux en public; devant un public de crétins ils avaient arraché, écartelé des organes et des viscères, ils avaient plongé leurs mains dans la chair et dans le sang, portant la souffrance d'animaux innocents jusqu'à ses limites ultimes - cependant qu'un comparse photographiait ou filmait le carnage afin d'exposer les documents obtenus dans une galerie d'art. Cette volonté dionysiaque de libération de la bestialité et du mal, initiée par les actionnistes viennois, on la retrouvait tout au long des décennies ultérieures. Selon Daniel Macmillan, ce basculement intervenu dans les civilisations occidentales après 1945 n'était rien d'autre qu'un retour au culte brutal de la force, un refus des règles séculaires lentement bâties au nom de la morale et du droit. Actionnistes viennois, beatniks, hippies et tueurs en série se rejoignaient en ce qu'ils étaient des libertaires intégraux, qu'ils prônaient l'affirmation intégrale des droits de l'individu face à toutes les normes sociales, à toutes les hypocrisies que constituaient selon eux la morale, le sentiment, la justice et la pitié. En ce sens Charles Manson n'était nullement une déviation monstrueuse de l'expérience hippie, mais son aboutissement logique; et David di Meola n'avait fait que prolonger et que mettre en pratique les valeurs de libération individuelle prônées par son père. Macmillan appartenait au parti conservateur, et certaines de ses diatribes contre la liberté individuelle firent grincer des dents à l'intérieur de son propre parti; mais son livre eut un impact considérable. Enrichi par ses droits d'auteur, il se lança à temps complet dans la politique, l'année suivante, il fut élu à la Chambre des représentants.»
Bruno se tut. Son café était terminé depuis longtemps, il était quatre heures du matin et il n'y avait aucun activiste viennois dans la salle. De fait Hermann Nitsch croupissait actuellement dans une prison autrichienne, incarcéré pour viol de mineure. Cet homme avait déjà dépassé la soixantaine, on pouvait espérer un décès rapide; ainsi, une source de mal se trouverait éliminée dans le monde. Il n'y avait aucune raison de s'énerver à ce point. Tout était calme, maintenant; un serveur isolé circulait entre les tables. Ils étaient pour le moment les seuls clients, mais la brasserie restait ouverte 24 heures sur 24, c'était inscrit en devanture, répété sur les menus, c'était pratiquement une obligation contractuelle. «Ils vont pas faire chier, ces pédés» observa machinalement Bruno. Une vie humaine dans nos sociétés contemporaines passe nécessairement par une ou plusieurs périodes de crise, de forte remise en question personnelle. Il est par conséquent normal d'avoir accès, dans le centre-ville d'une grande capitale européenne, à au moins un établissement ouvert toute la nuit. Il commanda un bavarois aux framboises et deux verres de kirsch. Christiane avait écouté son récit avec attention; son silence avait quelque chose de douloureux. Il fallait maintenant revenir aux plaisirs simples.
16 Pour une esthétique de la bonne volonté
«Dès que l'aurore a paru, les jeunes filles vont cueillir des roses. Un courant d'intelligence parcourt les vallons, les capitales, secourt l'intelligence des poètes les plus enthousiastes, laisse tomber des protections pour les berceaux, des couronnes pour la jeunesse, des croyances à l'immortalité pour les vieillards.»
(Lautréamont - Poésies II)
Les individus que Bruno eut l'occasion de fréquenter au cours de sa vie étaient pour la plupart exclusivement mus par la recherche du plaisir - si bien entendu on inclut dans la notion de plaisir les gratifications d'ordre narcissique, si liées à l'estime ou à l'admiration d'autrui. Ainsi se mettaient en place différentes stratégies, qualifiées de vies humaines.
À cette règle, il convenait cependant de faire une exception dans le cas de son demi-frère; le terme même de plaisir semblait difficile à lui associer; mais, à vrai dire, Michel était-il mû par quelque chose? Un mouvement rectiligne uniforme persiste indéfiniment en l'absence de frottement ou de l'application d'une force externe. Organisée, rationnelle, sociologiquement située dans la médiane des catégories supérieures, la vie de son demi-frère semblait jusqu'à présent s'accomplir sans frottement. Il était possible que d'obscures et terribles luttes d'influence se déroulent dans le champ clos des chercheurs en biophysique moléculaire; Bruno en doutait, cependant.
«Tu as une vision de la vie très sombre…» dit Christiane, mettant fin à un silence qui s'appesantissait. «Nietzschéenne, précisa Bruno. Plutôt nietzschéenne bas de gamme, estima-t-il utile d'ajouter. Je vais te lira un poème.» Il sortit un carnet de sa poche et déclama les vers suivants:
C'est toujours la même vieille foutaise
D'éternel retour, etc.
Et je mange des glaces à la fraise