Bruno interrompit là son article après une semaine de séjour. Ce qu'il restait à dire était plus tendre, plus délicat et plus incertain. Ils avaient pris l'habitude, après leurs après-midi sur la plage, de rentrer prendre l'apéritif vers sept heures. Il prenait un Campari, Christiane le plus souvent un Martini blanc. Il contemplait les mouvements du soleil sur le crépi - blanc à l'intérieur, légèrement rosé à l'extérieur. Il prenait plaisir à voir Christiane se déplacer nue dans l'appartement, aller chercher les glaçons et les olives. Ce qu'il éprouvait était étrange, très étrange: il respirait plus facilement, il restait parfois des minutes entières sans penser, il n'avait plus tellement peur. Une après-midi, huit jours après leur arrivée, il dit à Christiane: «Je crois que je suis heureux.» Elle s'arrêta net, la main crispée sur le bac à glace, et poussa une très longue expiration. Il poursuivit:
«J'ai envie de vivre avec toi. J'ai l'impression que ça suffit, qu'on a été assez malheureux comme ça, pendant trop longtemps. Plus tard il y aura la maladie, l'invalidité et la mort. Mais je crois qu'on peut être heureux, ensemble, jusqu'à la fin. En tout cas j'ai envie d'essayer. Je crois que je t'aime.»
Christiane se mit à pleurer. Plus tard, autour d'un plateau de fruits de mer au Neptune, ils essayèrent d'envisager la question en pratique. Elle pouvait venir tous les week-ends, ça c'était facile; mais il lui serait certainement très difficile d'obtenir une mutation à Paris. Compte tenu de la pension alimentaire, le salaire de Bruno était insuffisant pour les faire vivre tous les deux. Et puis il y avait le fils de Christiane; pour ça aussi, il faudrait attendre. Mais, quand même, c'était possible; pour la première fois depuis tant d'années, quelque chose paraissait possible.
Le lendemain, Bruno écrivit une lettre courte et émue à Michel. Il s'y déclarait heureux, regrettait qu'ils n'aient jamais parfaitement réussi à se comprendre. Il lui souhaitait d'accéder lui aussi, dans la mesure du possible, à une certaine forme de bonheur. Il signait: «Ton frère, Bruno.»
17
La lettre atteignit Michel en pleine crise de découragement théorique. Selon l'hypothèse de Margenau, on pouvait assimiler la conscience individuelle à un champ de probabilités dans un espace de Fock, défini comme somme directe d'espaces de Hilbert. Cet espace pouvait en principe être construit à partir des événements électroniques élémentaires survenant au niveau des micro-sites synaptiques. Le comportement normal était dès lors assimilable à une déformation élastique de champ, l'acte libre à une déchirure: mais dans quelle topologie? Il n'était nullement évident que la topologie naturelle des espaces hilbertiens permette de rendre compte de l'apparition de l'acte libre; il n'était même pas certain qu'il soit aujourd'hui possible de poser le problème, sinon en termes extrêmement métaphoriques. Cependant, Michel en était convaincu, un cadre conceptuel nouveau devenait indispensable. Tous les soirs, avant d'éteindre son micro-ordinateur, il lançait une requête d'accès Internet aux résultats expérimentaux publiés dans la journée. Le lendemain matin il en prenait connaissance, constatait que, partout dans le monde, les centres de recherche semblaient de plus en plus avancer à l'aveuglette, dans un empirisme dénué de sens. Aucun résultat ne permettait d'approcher de la moindre conclusion, ni même de formuler la moindre hypothèse théorique. La conscience individuelle apparaissait brusquement, sans raison apparente, au milieu des lignées animales; elle précédait sans aucun doute très largement le langage. Avec leur finalisme inconscient les darwiniens mettaient comme d'habitude en avant d'hypothétiques avantages sélectifs liés à son apparition, et comme d'habitude cela n'expliquait rien, c'était juste une aimable reconstruction mythique; mais le principe anthropique, en l'occurrence, n'était guère plus convaincant. Le monde s'était donné un œil capable de le contempler, un cerveau capable de le comprendre; oui, et alors? Cela n'apportait rien à la compréhension du phénomène. Une conscience de soi, absente chez les nématodes, avait pu être mise en évidence chez des lézards peu spécialisés tels que Lacerta agilis; elle impliquait très probablement la présence d'un système nerveux central, et quelque chose de plus. Ce quelque chose restait absolument mystérieux; l'apparition de la conscience ne semblait pouvoir être reliée à aucune donnée anatomique, biochimique ou cellulaire; c'était décourageant.
Qu'aurait fait Heisenberg? Qu'aurait fait Niels Bohr? Prendre du champ, réfléchir; marcher dans la campagne, écouter de la musique. Le nouveau ne se produit jamais par simple interpolation de l'ancien; les informations s'ajoutaient aux informations comme des poignées de sable, prédéfinies dans leur nature par le cadre conceptuel délimitant le champ des expériences; aujourd'hui plus que jamais ils avaient besoin d'un angle neuf.
Les journées étaient chaudes et brèves, elles se déroulaient tristement. Dans la nuit du 15 septembre, Michel eut un rêve inhabituellement heureux. Il était aux côtés d'une petite fille qui chevauchait dans la forêt, entourée de papillons et de fleurs (au réveil il se rendit compte que cette image, ressurgie à trente ans de distance, était celle du générique du «Prince Saphir», un feuilleton qu'il regardait les dimanches après-midi dans la maison de sa grand-mère, et qui trouvait, si exactement, le point d'ouverture du cœur). L'instant d'après il marchait seul, au milieu d'une prairie immense et vallonnée, à l'herbe profonde. Il ne distinguait pas l'horizon, les collines herbeuses semblaient se répéter à l'infini, sous un ciel lumineux, d'un beau gris clair. Cependant il avançait, sans hésitation et sans hâte; il savait qu'à quelques mètres sous ses pieds coulait une rivière souterraine, et que ses pas le conduiraient inévitablement, d'instinct, le long de la rivière. Autour de lui, le vent faisait onduler les herbes.
Au réveil il se sentit joyeux et actif, comme il ne l'avait jamais été depuis le début de sa disponibilité, plus de deux mois auparavant. Il sortit, tourna dans l'avenue Emile-Zola, marcha entre les tilleuls. Il était seul, mais n'en souffrait pas. Il s'arrêta au coin de la rue des Entrepreneurs. Le magasin Zolacolor ouvrait, les vendeuses asiatiques s'installaient à leurs caisses; il était environ neuf heures. Entre les tours de Beaugrenelle, le ciel était étrangement clair; tout cela était sans issue. Peut-être aurait-il dû parler à sa voisine d'en face, la fille de 20 Ans. Employée dans un magazine généraliste, informée des faits de société, elle connaissait probablement les mécanismes de l'adhésion au monde; les facteurs psychologiques ne devaient pas lui être étrangers, non plus; cette fille avait probablement beaucoup à lui apprendre. Il rentra à grandes enjambées, presque en courant, gravit d'un trait les étages menant à l'appartement de sa voisine. Il sonna longuement, trois reprises. Personne ne répondit. Désemparé, il, rebroussa chemin vers son immeuble; devant l'ascenseur, il s'interrogea sur lui-même. Était-il dépressif, et la question avait-elle un sens? Depuis quelques années les affiches se multipliaient dans le quartier, appelant à la vigilance et à la lutte contre le Front national. L'extrême indifférence qu'il manifestait, dans un sens comme dans l'autre, pour cette question, était déjà en soi un signe inquiétant. La traditionnelle lucidité des dépressifs, souvent décrite comme un désinvestissement radical à l'égard des préoccupations humaines, se manifeste en tout premier lieu par un manque d'intérêt pour les questions effectivement peu intéressantes. Ainsi peut-on, à la rigueur, imaginer un dépressif amoureux, tandis qu'un dépressif patriote paraît franchement inconcevable.