De retour dans sa cuisine il prit conscience que la croyance, fondement naturel de la démocratie, d'une détermination libre et raisonnée des actions humaines, et en particulier d'une détermination libre et raisonnée des choix politiques individuels, était probablement le résultat d'une confusion entre liberté et imprévisibilité. Les turbulences d'un flot liquide au voisinage d'une pile de pont sont structurellement imprévisibles; nul n'aurait songé pour autant à les qualifier de libres. Il se servit un verre de vin blanc, tira les rideaux et s'allongea pour réfléchir. Les équations de la théorie du chaos ne faisaient aucune référence au milieu physique dans lequel se déployaient leurs manifestations; cette ubiquité leur permettait de trouver des applications en hydrodynamique comme en génétique des populations, en météorologie comme en sociologie des groupes. Leur pouvoir de modélisation morphologique était bon, mais leurs capacités prédictives quasi nulles. À l'opposé, les équations de la mécanique quantique permettaient de prévoir le comportement des systèmes microphysiques avec une précision excellente, et même avec une précision totale si l'on renonçait à tout espoir de retour vers une ontologie matérielle. Il était au moins prématuré, et peut-être impossible, d'établir une jonction mathématique entre ces deux théories. Cependant, Michel en était convaincu, la constitution d'attracteurs à travers le réseau évolutif des neurones et des synapses était la clef de l'explication des opinions et des actions humaines.
À la recherche d'une photocopie de publications récentes, il prit conscience qu'il avait négligé d'ouvrir son courrier depuis plus d'une semaine. Naturellement, il y avait surtout de la publicité. La firme TMR ambitionnait, à travers le lancement du Costa Romantica, de créer une nouvelle norme institutionnelle dans le domaine des croisières de luxe. Ce navire était décrit sous les traits d'un authentique paradis flottant. Voici comment pourraient se dérouler - il ne tenait qu'à lui - les premiers instants de sa croisière: «D'abord vous pénétrerez dans le grand hall inondé de soleil, sous l'immense coupole de verre. Par les ascenseurs panoramiques, vous monterez jusqu'au pont supérieur. Là, depuis l'immense verrière de la proue, vous pourrez contempler la mer comme sur un écran géant.» II mit de côté la documentation, se promettant de l'étudier plus à fond. Arpenter le pont supérieur, contempler la mer derrière une cloison transparente, voguer pendant des semaines sous un ciel identique… pourquoi pas? Pendant ce temps, l'Europe occidentale pourrait bien s'effondrer sous les bombes. Ils débarqueraient, lisses et bronzés, sur un continent neuf.
Entre-temps il fallait vivre, et on pouvait le faire de manière joyeuse, intelligente et responsable. Dans leur dernière livraison, les Dernières Nouvelles de Monoprix mettaient plus que jamais l'accent sur la notion d'entreprise citoyenne. Une fois de plus, l'éditorialiste croisait le fer avec cette idée reçue qui voulait que la gastronomie soit incompatible avec la forme. À travers ses lignes de produits, ses marques, le choix scrupuleux de chacune de ses références, toute l'action de Monoprix depuis sa création témoignait d'une conviction exactement inverse. «L'équilibre c'est possible pour tous, et tout de suite» n'hésitait pas à affirmer le rédacteur. Après cette première page pugnace, voire engagée, le reste de la publication s'égayait de conseils malins, de jeux éducatifs, de «bon à savoir». Michel put ainsi s'amuser à calculer sa consommation calorique journalière. Ces dernières semaines il n'avait ni balayé, ni repassé, ni nagé, ni joué au tennis, ni fait l'amour; les trois seules activités qu'il pouvait en réalité cocher étaient les suivantes: rester assis, rester allongé, dormir. Tous calculs faits, ses besoins s'élevaient à 1750 kilocalories/jour. D'après la lettre de Bruno, celui-ci semblait avoir beaucoup nagé et fait l'amour.
Il refit le calcul avec ces nouvelles données: les besoins énergétiques s'en voyaient portés à 2 700 kilocalories/jour.
Il y avait une deuxième lettre, qui venait de la mairie de Crécy-en-Brie. Suite à des travaux d'agrandissement d'un arrêt de cars, il était nécessaire de réorganiser le plan du cimetière municipal et de déplacer certaines tombes, dont celle de sa grand-mère. Selon le règlement, un membre de la famille devait assister au transfert des restes. Il pouvait prendre rendez-vous avec le service des concessions funéraires entre dix heures trente et douze heures.
18 Retrouvailles
L'autorail de Crécy-la-Chapelle avait été remplacé par un train de banlieue. Le village lui-même avait beaucoup changé. Il s'arrêta sur la place de la Gare, regarda autour de lui avec surprise. Un hypermarché Casino s'était installé avenue du Général-Leclerc, à la sortie de Crécy. Partout autour de lui il voyait des pavillons neufs, des immeubles.
Cela datait de l'ouverture d'Eurodisney, lui expliqua l'employé de mairie, et surtout du prolongement du RER jusqu'à Marne-la-Vallée. Beaucoup de Parisiens avaient choisi de s'installer ici; le prix des terres avait presque triplé, les derniers agriculteurs avaient revendu leurs fermes. Il y avait maintenant un gymnase, une salle polyvalente, deux piscines. Quelques problèmes de délinquance, mais pas plus qu'ailleurs.
En se dirigeant vers le cimetière, longeant les maisons anciennes et les canaux intacts, il ressentit pourtant ce sentiment trouble et triste qu'on éprouve toujours à revenir sur les lieux de sa propre enfance. Traversant le chemin de ronde, il se retrouva en face du moulin. Le banc où Annabelle et lui aimaient s'asseoir après la sortie des cours était toujours là. De gros poissons nageaient à contre-courant dans les eaux sombres. Le soleil perça rapidement, entre deux nuages.
L'homme attendait Michel près de l'entrée du cimetière. «Vous êtes le… - Oui.» Quel était le mot moderne pour «fossoyeur»? Il tenait à la main une pelle et un grand sac poubelle en plastique noir. Michel lui emboîta le pas. «Vous êtes pas forcé de regarder…» grommela-t-il en se dirigeant vers la tombe ouverte.
La mort est difficile à comprendre, c'est toujours à contrecœur que l'être humain se résigne à s'en faire une image exacte. Michel avait vu le cadavre de sa grand-mère vingt ans auparavant, il l'avait embrassée une dernière fois. Cependant, au premier regard, il fut surpris par ce qu'il découvrait dans l'excavation. Sa grand-mère avait été enterrée dans un cercueil; pourtant dans la terre fraîchement remuée on ne distinguait que des éclats de bois, une planche pourrie, et des choses blanches plus indistinctes. Lorsqu'il prit conscience de ce qu'il avait devant les yeux il tourna vivement la tête, se forçant à regarder dans la direction opposée; mais c'était trop tard. Il avait vu le crâne souillé de terre, aux orbites vides, dont pendaient des paquets de cheveux blancs. Il avait vu les vertèbres éparpillées, mélangées à la terre. Il avait compris.