Une fois déplié, le canapé-lit occupait la quasi-totalité de l'espace disponible. «C'est la première fois que je l'utilise» dit-elle. Ils s'allongèrent côte à côte, ils s'enlacèrent.
«Je n'utilise plus de contraceptifs depuis longtemps, et je n'ai pas de préservatifs chez moi. Tu en as?
– Non… il sourit à cette idée.
– Tu veux que je te prenne dans ma bouche?»
II réfléchit un moment, répondit finalement: «Oui.» C'était agréable, mais le plaisir n'était pas très vif (au fond il ne l'avait jamais été; le plaisir sexuel, si intense chez certains, reste modéré, voire insignifiant chez d'autres; est-ce une question d'éducation, de connexions neuronales ou quoi?) Cette fellation était surtout émouvante: c'était le symbole des retrouvailles, et de leur destin interrompu. Mais ce fut merveilleux, ensuite, de prendre Annabelle dans ses bras quand elle se retourna pour s'endormir. Son corps était souple et doux, tiède et indéfiniment lisse; elle avait une taille très fine, des hanches larges, des petits seins fermes. Il glissa une jambe entre les siennes, posa ses paumes sur son ventre et sur ses seins; dans la douceur, dans la chaleur, il était au début du monde. Il s'endormit presque tout de suite.
D'abord il vit un homme, une portion vêtue de l'espace; son visage seul était à découvert. Au centre du visage, les yeux brillaient; leur expression était difficilement déchiffrable. En face de lui, il y avait un miroir. Au premier regard dans le miroir, l'homme avait eu l'impression de tomber dans le vide. Mais il s'était installé, il s'était assis; il avait considéré son image en elle-même, comme une forme mentale indépendante de lui, communicable à d'autres; au bout d'une minute, une relative indifférence s'installa. Mais qu'il détourne la tête pendant quelques secondes, tout était à refaire; il devait de nouveau, péniblement, comme on procède à l'accommodation sur un objet proche, détruire ce sentiment d'identification à sa propre image. Le moi est une névrose intermittente, et l'homme était encore loin d'être guéri.
Ensuite, il vit un mur blanc à l'intérieur duquel se formaient des caractères. Peu à peu ces caractères prirent de l'épaisseur, composant sur le mur un bas-relief mouvant, animé d'une pulsation écœurante. D'abord s'inscrivait le mot «PAIX», puis le mot «GUERRE»; puis le mot «PAIX» à nouveau. Puis le phénomène cessa d'un seul coup; la surface du mur redevint lisse. L'atmosphère se liquéfia, traversée par une onde; le soleil était énorme et jaune. Il vit l'endroit où se formait la racine du temps. Cette racine envoyait des prolongements à travers l'univers, des vrilles noueuses près du centre, gluantes et fraîches à leur extrémité. Ces vrilles enserraient, ligotaient et agglutinaient les portions de l'espace.
Il vit le cerveau de l'homme mort, portion de l'espace, contenant l'espace.
En dernier lieu il vit l'agrégat mental de l'espace, et son contraire. Il vit le conflit mental qui structurait l'espace, et sa disparition. Il vit l'espace comme une ligne très fine qui séparait deux sphères. Dans la première sphère était l'être, et la séparation, dans la seconde sphère était le non-être, et la disparition individuelle. Calmement, sans hésiter, il se retourna et se dirigea vers la seconde sphère.
Il se dégagea, se redressa dans le lit. À ses côtés, Annabelle respirait régulièrement. Elle avait un rével Sony en forme de cube, qui indiquait 03: 37. Pouvait-il se rendormir? Il devait se rendormir. Il avait apporté des Xanax.
Le lendemain matin, elle lui prépara du café, elle-même prenait du thé et du pain grillé. La journée étail belle, mais déjà un peu froide. Elle regarda son corpa nu, étrangement adolescent dans sa minceur persistante. Ils avaient quarante ans, et c'était difficile à croire. Pourtant elle ne pouvait plus avoir d'enfans sans courir de risques assez sérieux de malformations génétiques, sa puissance virile, à lui, était déjà largement atténuée. Sur le plan des intérêts de l'espèce ils étaient deux individus vieillissants, de valeur génétique médiocre. Elle avait vécu, elle avait pris de la coke, participé à des partouzes, dormi dans des hôtels de luxe. Située par sa beauté à l'épicentre de ce mouvement de libération des mœurs qui avait caractérisé sa jeunesse, elle en avait particulièrement souffert - et devait, en définitive, y laisser à peu près la vie. Situé par indifférence à la périphérie de ce mouvement, comme de la vie humaine, comme de tout, il n'en avait été que superficiellement atteint, il s'était contenté d'être un client fidèle de son Monoprix de quartier et de coordonner des recherches en biologie moléculaire. Ces existences si distinctes avaient laissé peu de traces visibles dans leurs corps séparés, mais la vie en elle-même avait opéré son travail de destruction, avait lentement obéré les capacités de réplication de leurs cellules et de leurs organelles. Mammifères intelligents, qui auraient pu s'aimer, ils se contemplaient dans la grande luminosité de ce matin d'automne. «Je sais qu'il est bien tard, dit-elle. J'ai quand même envie d'essayer. J'ai encore ma carte d'abonnement de train de l'année scolaire 74-75, la dernière année où nous sommes allés au lycée ensemble. Chaque fois que je la regarde, j'ai envie de pleurer. Je ne comprends pas comment les choses ont pu merder à ce point. Je n'arrive pas à l'accepter.»
19
Au milieu du suicide occidental, il était clair qu'ils n'avaient aucune chance. Ils continuèrent cependant à se voir une ou deux fois par semaine. Annabelle retourna chez un gynécologue et recommença à prendre la pilule. Il parvenait à la pénétrer, mais ce qu’il préférait c'était dormir auprès d'elle, sentir sa chair vivante. Une nuit il rêva d'un parc d'attractions situé à Rouen, sur la rive droite de la Seine. Une grande roue presque vide tournait dans un ciel livide, dominant la silhouette de cargos échoués, aux structures métalliques rongées par la rouille. Il avançait entre des baraquements aux couleurs à la fois ternes et criardes, un vent glacial, chargé de pluie, fouettait son visage. Au momentl où il atteignait la sortie du parc il était attaqué par des jeunes vêtus de cuir, armés de rasoirs. Après s'être acharnés sur lui quelques minutes ils le laissaient répartir. Ses yeux saignaient, il savait qu'il resterait à jamais aveugle, et sa main droite était à moitié sectionnée, cependant il savait également, malgré le sang et la souffrance, qu'Annabelle resterait à ses côtés, et l'envelopperait éternellement de son amour.
Pour le week-end de la Toussaint ils partirent ensemble à Soulac, dans la maison de vacances du frère d'Annabelle. Le matin qui suivit leur arrivée, ils allèrent ensemble jusqu'à la plage. II se sentit fatigué, et s'assit sur un banc pendant qu'elle continuait à marcher. La mer grondait au large, s'enroulait dans un mouvement flou, gris, argenté. L'écrasement des vagues sur le bancs de sable formait à l'horizon, dans le soleil, une brume étincelante et belle. La silhouette d'Annabelle, presque imperceptible dans son blouson clair, longeait la surface des eaux. Un berger allemand âgé circulait entre le mobilier de plastique blanc du Café de la Plage, lui aussi malaisément perceptible, comme effacé à travers la brume d'air, d'eau, de soleil.
Pour le dîner, elle fit griller un bar; la société où ils vivaient leur accordait un léger surplus par rapport à la stricte satisfaction de leurs besoins alimentaires, ils pouvaient, donc, essayer de vivre; mais de fait ils n'en avaient plus tellement envie. Il éprouvait de la compassion pour elle, pour les immenses réserves d'amour qu'il sentait frémir en elle, et que la vie avait gâchées, il éprouvait de la compassion, et c'était peut-être le seul sentiment humain qui puisse encore l'atteindre. Pour le reste, une réserve glaciale avait envahi son corps, réellement, il ne pouvait plus aimer.