Elle sortit de l'hôpital dix jours plus tard, Bruno était là. La situation était différente, maintenant, la vie se caractérise par de longues plages d'ennui confus, elle est le plus souvent singulièrement morne, puis tout à coup une bifurcation apparaît, et cette bifurcation s'avère définitive. Christiane avait désormais une pension d'invalidité, elle n'aurait plus jamais à travailler, elle avait même droit à une aide ménagère gratuite. Elle roula son fauteuil vers lui, elle était encore maladroite - il y avait un coup à prendre, et elle manquait de force dans les avant-bras. Il l'embrassa sur les joues, puis sur les lèvres. «Maintenant, dit-il, tu peux venir t'installer chez moi. À Paris.» Elle leva son visage vers lui, le regarda dans les yeux, il ne parvint pas à soutenir son regard. «Tu es sûr? demanda-t-elle doucement, tu es sûr que c'est ce que tu veux?» II ne répondit pas, du moins, il tarda à répondre. Après trente secondes de silence, elle ajouta: «Tu n'es pas forcé. Il te reste un peu de temps à vivre, tu n'es pas forcé de le passer à t'occuper d'une invalide.» Les éléments de la conscience contemporaine ne sont plus adaptés à notre condition mortelle. Jamais, à aucune époque et dans aucune autre civilisation, on n'a pensé aussi longuement et aussi constamment à son âge; chacun a dans la tête une perspective d'avenir simple: le moment viendra pour lui où la somme des jouissances physiques qui lui restent à attendre de la vie deviendra inférieure à la somme des douleurs (en somme il sent, au fond de lui-même, le compteur tourner - et le compteur tourne toujours dans le même sens). Cet examen rationnel des jouissances et des douleurs, que chacun, tôt ou tard, est conduit à faire, débouche inéluctablement à partir d'un certain âge sur le suicide. Il est à ce propos amusant de noter que Deleuze et Debord, deux intellectuels respectés de la fin du siècle, se sont l'un et l'autre suicidés sans raison précise, uniquement parce qu'ils ne supportaient pas la perspective de leur propre déclin physique. Ces suicides n'ont provoqué aucun étonnement, aucun commentaire, plus généralement les suicides de personnes âgées, de loin les plus fréquents, nous paraissent aujourd'hui absolument logiques. On peut également relever, comme un trait symptomatique, la réaction du public face à la perspective d'un attentat terroriste: dans la quasi-totalité des cas les gens préféreraient être tués sur le coup plutôt que d'être mutilés, ou même défigurés. En partie, bien sûr, parce qu'ils en ont un peu marre de la vie, mais surtout parce que rien, y compris la mort, ne leur paraît aussi terrible que de vivre dans un corps amoindri.
Il bifurqua à la hauteur de La Chapelle-en -Serval. Le plus simple aurait été de se foutre dans un arbre ei traversant la forêt de Compiègne. Il avait hésité quelques secondes de trop; pauvre Christiane. Il avait encore hésité quelques jours de trop avant de l'appeler; il savait qu'elle était seule dans son HLM avec son fils, il l'imaginait dans son fauteuil roulant, non loin de son téléphone. Rien ne le forçait à s'occuper d'une invalide, c'est ce qu'elle avait dit, et il savait qu'elle était morte sans haine. On avait retrouvé le fauteuil roulant désarticulé, près des boîtes aux lettres, en bas de la dernièn volée de marches. Elle avait le visage tuméfié et le coi brisé. Bruno figurait dans la rubrique «personne à prévenir en cas d'accident», elle était décédée pendant son transfert à l'hôpital.
Le complexe funéraire était situé un peu en dehors de Noyon, sur la route de Chauny, il fallait tourner juste après Baboeuf. Deux employés en bleu de travail l'attendaient dans un préfabriqué blanc, trop chauffé, avec de nombreux radiateurs, un peu comme une salle de cours dans un lycée technique. Les baies vitrées donnaient sur les immeubles bas, modernes, d'une zone semi-résidentielle. Le cercueil, encore ouvert, était posé sur une table à tréteaux. Bruno s'approcha, vit le corps de Christiane et se sentit partir en arrière, sa tête heurta violemment le sol. Les employés le relevèrent avec précaution. «Pleurez! Il faut pleurer!…» le conjura le plus âgé d'une voix pressante. Il secoua la tête, il savait qu'il n'y parviendrait pas. Le corps de Christiane ne pourrait plus bouger, respirer ni parler. Le corps de Christiane ne pourrait plus aimer, il n'y avait plus aucun destin possible pour ce corps et c'était entièrement de sa faute. Cette fois toutes les cartes avaient été tirées, tous les jeux avaient été joués, la dernière donne avait eu lieu et elle s'achevait sur un échec définitif. Pas plus que ses parents avant lui il n'avait été capable d'amour. Dans un état de bizarre détachement sensoriel, comme s'il flottait à quelques centimètres au-dessus du sol, il vit les employés assujettir le couvercle à l'aide d'une perceuse visseuse-dévisseuse. Il les suivit jusqu'au «mur du silence», un mur de béton gris, haut de trois mètres, où étaient superposées les alvéoles funéraires, la moitié environ étaient vides. L'employé le plus âgé consulta sa feuille d'instructions, se dirigea vers l'alvéole 632, son collègue, derrière lui, roulait le cercueil sur un diable. L'atmosphère était humide et froide, il commençait même à pleuvoir. L'alvéole 632 était située à mi-hauteur, à peu près à un mètre cinquante du sol. D'un mouvement souple et efficace, qui ne dura que quelques secondes, les employés soulevèrent le cercueil et le firent glisser dans l'alvéole. À l'aide d'un pistolet pneumatique, ils vaporisèrent un peu de béton à séchage ultra-rapide dans l'interstice, puis l'employé le plus âgé fit signer le registre à Bruno. Il pouvait, lui indiqua-t-il en partant, se recueillir sur place s'il le désirait.
Bruno rentra par l'autoroute A1 et arriva vers onze heures au niveau du périphérique. Il avait pris une journée de congé, il ne soupçonnait pas que la cérémonie puisse être aussi brève. Il sortit porte de Châtillon et trouva à se garer rue Albert-Sorel, juste en face de l'appartement de son ex-femme. Il n'eut pas longtemps à attendre: dix minutes plus tard, débouchant de l'avenue Ernest-Reyer, son fils apparut, un cartable sur le dos. Il paraissait soucieux, et parlait seul tout en marchant. A quoi pouvait-il penser? C'était un garçon plutôt solitaire, lui avait dit Anne, au lieu de déjeuner au collège avec les autres il préférait rentrer à la maison, faire réchauffer le plat qu'elle lui avait laissé le matin en partant. Avait-il souffert de son absence? Probablement, mais il n'en avait rien dit. Les enfants supportent le monde que les adultes ont construit pour eux, ils essaient de s'y adapter de leur mieux, par la suite, en général, ils le reproduisent. Victor atteignit la porte, composa le code, il était à quelques mètres de la voiture, mais il ne le voyait pas. Bruno posa la main sur la poignée de la portière, se redressa sur son siège. La porte de l'immeuble se referma sur l'enfant, Bruno resta immobile quelques secondes, puis se rassit lourdement. Que pouvait-il dire à son fils, quel message avait-il à lui transmettre? Rien. Il n'y avait rien. Il savait que sa vie était finie, mais il ne comprenait pas la fin. Tout restait sombre, douloureux et indistinct.
Il démarra et s'engagea sur l'autoroute du Sud. Après la sortie d'Antony, il bifurqua en direction de Vauhallan. La clinique psychiatrique de l'Éducation nationale était située un peu à l'écart de Verrières-le-Buisson, juste à côté du bois de Verrières, il se souvenait très bien du parc. Il se gara rue Victor-Considérant, franchit à pied les quelques mètres qui le séparaient de la grille. Il reconnut l'infirmier de garde. Il dit: «Je suis revenu.»
22 Saorge - Terminus