La maison était vaste et basse, en pierres grossières, recouverte d'un toit de lauzes, elle était située près d'une source. Avant d'entrer, Michel sortit de sa poche un appareil photo Canon Prima Mini (zoom rétractable 38- 105 mm, 1 290 F à la FNAC). Il fit un tour entier sur lui-même, visa très longuement avant de déclencher, puis il rejoignit les autres.
Mis à part Hippie-le-Noir, la pièce principale était occupée par une créature indistincte et blondasse, vraisemblablement hollandaise, qui tricotait un poncho près de la cheminée, et par un hippie plus âgé, aux longs cheveux gris, à la barbiche également grise, au fin visage de chèvre intelligente. «Elle est là…» dit Hippie-le-Noir, il tira un pan de tissu cloué au mur et les introduisit dans la chambre attenante.
Certes, c'est avec intérêt que Michel observa la créature brunâtre, tassée au fond de son lit, qui les suivit du regard alors qu'ils pénétraient dans la pièce. Après tout ce n'était que la deuxième fois qu'il voyait sa mère, et tout portait à croire que ce serait la dernière. Ce qui le frappa d'emblée fut son extrême maigreur, qui lui faisait des pommettes saillantes, des bras distordus. Le teint était terreux, très foncé, elle respirait difficilement, elle était visiblement à la dernière extrémité, mais au-dessus du nez qui paraissait crochu les yeux brillaient, immenses et blancs, dans la pénombre. Il s'approcha avec précaution de la silhouette étendue. «T'en fais pas, dit Bruno, elle peut plus parler.» Elle ne pouvait peut-être plus parler, mais elle était visiblement consciente. Le reconnaissait-elle? Sans doute pas. Peut-être est-ce qu'elle le confondait avec son père, ça, c'était possible, Michel savait qu'il ressemblait énormément à son père au même âge. Et malgré tout certains êtres, quoi qu'on en dise, jouent un rôle fondamental dans votre vie, lui impriment bel et bien un nouveau tour, ils la coupent positivement en deux. Et pour Janine, qui s'était fait rebaptiser Jane, il y avait eu un avant et un après le père de Michel. Avant de le rencontrer elle n'était au fond qu'une bourgeoise libertine et friquée, après la rencontre elle devait devenir quelque chose d'autre, de nettement plus catastrophique. Le mot de «rencontre» n'est d'ailleurs qu'une manière de parler, car de rencontre, il n'y en avait réellement pas eu. Ils s'étaient croisés, ils avaient procréé, et c'est tout. Le mystère qui était au fond de Marc Djerzinski, elle n'avait pas réussi à le comprendre, elle n'avait même pas réussi à s'en approcher. Y pensait-elle en cette heure où prenait fin sa vie calamiteuse? Ce n'était nullement invraisemblable. Bruno s'abattit lourdement sur une chaise à côté de son lit. «Tu n'es qu'une vieille pute… émit-il sur un ton didactique. Tu mérites de crever.» Michel s'assit en face de lui, à la tête du lit, et alluma une cigarette. «T'as voulu être incinérée? poursuivit Bruno avec verve. À la bonne heure, tu seras incinérée. Je mettrai ce qui restera de toi dans un pot, et tous les matins, au réveil, je pisserai sur tes cendres.» II hocha la tête avec satisfaction, Jane émit un bruit de gorge éraillé. À ce moment, Hippie-le-Noir refit son apparition. «Vous voulez boire quelque chose? proféra-t-il d'un ton glacial. - Évidemment, mon bonhomme! hurla Bruno. Est-ce que c'est une question qui se pose? Fais péter une poire, Ducon!» Le jeune homme ressortit et revint avec une bouteille de whisky et deux verres. Bruno se servit largement, avala une première rasade. «Excusez-le, il est troublé… fit Michel d'une voix presque inaudible. - C'est ça, confirma son demi-frère. Laisse-nous à notre chagrin, Ducon.» II vida son verre avec un claquement de langue, se resservit. «Ils ont intérêt à se tenir à carreau, ces pédés… observa-t-il. Elle leur a légué tout ce qu'elle avait, et ils savent très bien que les enfants ont des droits inaliénables sur l'héritage. Si on voulait contester le testament, on serait sûrs de gagner.» Michel se tut, il n'avait pas envie de discuter de la question. Il s'ensuivit un moment de silence assez net. À côté non plus, personne ne parlait, on entendait la respiration rauque et affaiblie de l'agonisante.
«Elle a voulu rester jeune, c'est tout… dit Michel d'une voix lasse et tolérante. Elle a eu envie de fréquenter des jeunes, et surtout pas ses enfants, qui lui rappelaient qu'elle appartenait à une ancienne génération. Ce n'est pas très difficile à expliquer, ni à comprendre. J'ai envie de m'en aller, maintenant. Tu crois qu'elle va mourir bientôt?»
Bruno haussa les épaules en signe d'ignorance. Michel se leva et repassa dans l'autre pièce, Hippie-le-Gris était maintenant seul, occupé à éplucher des carottes biologiques. Il tenta de l'interroger, de savoir ce que le médecin avait dit au juste, mais le vieux marginal ne put fournir que des informations floues et hors sujet. «C'était une femme lumineuse… souligna-t-il, sa carotte à la main. Nous pensons qu'elle est prête à mourir, car elle a atteint un niveau de réalisation spirituelle suffisamment avancé.» Qu'est-ce qu'il voulait dire par là? Inutile de rentrer dans les détails. À l'évidence, le vieux benêt ne prononçait pas réellement des paroles, il se contentait de faire du bruit avec sa bouche. Michel tourna les talons avec impatience et rejoignit Bruno. «Ces cons de hippies… fit-il en se rasseyant, restent persuadés que la religion est une démarche individuelle basée sur la méditation, la recherche spirituelle, etc. Ils sont incapables de se rendre compte que c'est au contraire une activité purement sociale, basée sur la fixation, de rites, de règles et de cérémonies. Selon Auguste Comte, la religion a pour seul rôle d'amener l'humanité à un état d'unité parfaite.
– Auguste Comte toi-même! intervint Bruno avec rage. À partir du moment où on ne croit plus à la vie éternelle, il n'y a plus de religion possible. Et si la société est impossible sans religion, comme tu as l'air de le penser, il n'y a plus de société possible non plus. Tu me fais penser à ces sociologues qui s'imaginent que le culte de la jeunesse est une mode passagère née dans les années cinquante, ayant connu son apogée au cours des années quatre-vingt, etc. En réalité l'homme a toujours été terrorisé par la mort, il n'a jamais pu envisager sans terreur la perspective de sa propre disparition, ni même de son propre déclin. De tous les biens terrestres, la jeunesse physique est à l'évidence le plus précieux, et nous ne croyons plus aujourd'hui qu'aux biens terrestres. "Si Christ n'est pas ressuscité", dit saint Paul avec franchise, "alors noire foi est vaine." Christ n'est pas ressuscité, il a perdu son combat contre la mort. J'ai écrit un scénario de film paradisiaque sur le thème de la Jérusalem nouvelle. Le film se passe dans une île entièrement peuplée par des femmes nues et des chiens de petite taille. A la suite d'une catastrophe biologique les hommes ont disparu, ainsi que la quasi-totalité des espèces animales. Le temps s'est arrêté, le climat est égal et doux, les arbres portent des fruits toute l'année. Les femmes sont éternellement nubiles et fraîches, les petits chiens éternellement vifs et joyeux. Les femmes se baignent et se caressent, les petits chiens jouent et folâtrent autour d'elles. Ils sont de toutes couleurs et de toutes espèces: il y a des caniches, des fox-terriers, des griffons bruxellois, des Shi-Tzu, des Cavalier King Charles, des yorkshires, des bichons frisés, des westies et des harrier beagles. Le seul gros chien est un labrador, sage et doux, qui joue un rôle de conseil auprès des autres. La seule trace de l'existence masculine est une cassette vidéo présentant un choix d'interventions télévisées d'Edouard Balladur; cette cassette a un effet calmant sur certaines femmes, et aussi sur la plupart des chiens. Il y a également une cassette de La Vie des animaux, présentée par Claude Darget; on ne la regarde jamais, mais elle sert de mémoire, et de témoignage de la barbarie des époques antérieures.