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– Donc, ils te laissent écrire…» dit doucement Michel. Il n'en était pas surpris. La plupart des psychiatres voient d'un bon œil les griffonnages de leurs patients. Non qu'ils leur attribuent une quelconque valeur thérapeutique, mais c'est toujours une occupation, pensent-ils, ça vaut toujours mieux que de se lacérer les avant-bras à coups de rasoir.

«II y a quand même de petits drames dans cette île, poursuivit Bruno d'une voix émue. Par exemple, un jour, un des petits chiens s'aventure trop loin en nageant dans la mer. Heureusement sa maîtresse s'aperçoit qu'il est en difficulté, saute dans une barque, file à toutes rames et parvient à le repêcher de justesse. Le pauvre petit chien a bu trop d'eau, il est évanoui et on peut croire qu'il va mourir; mais sa maîtresse parvient à le réanimer en lui faisant de la respiration artificielle, et tout se termine très bien, le petit chien est gai à nouveau.» II se tut brusquement. Il avait l'air serein, maintenant, et presque extatique. Michel regarda sa montre, puis regarda autour de lui. Sa mère ne faisait plus aucun bruit. Il était presque midi, l'ambiance était excessivement calme. Il se releva, retourna dans la pièce centrale. Hippie-le-Gris avait disparu, laissant ses carottes en plan. Il se servit une bière, marcha jusqu'à la fenêtre. La vue portait à des kilomètres sur les pentes recouvertes de sapins. Entre les sommets enneigés, on distinguait au loin le miroitement bleuté d'un lac. L'atmosphère était douce et chargée de senteurs, c'était une très belle matinée de printemps.

Il était là depuis un temps difficile à définir et son attention, détachée de son corps, flottait paisiblement entre les sommets lorsqu'il fut ramené à la réalité par ce qu'il prit d'abord pour un hurlement. Il lui fallut quelques secondes pour réorganiser ses perceptions auditives, puis il marcha rapidement vers la chambre. Toujours assis au pied du lit, Bruno chantait à pleins poumons:

Ils sont venus, ils sont tous là

Dès qu'ils ont entendu ce cri

Elle va mourir laâââaa Maâmmaââh…

Inconséquents; inconséquents, légers et clownesques, tels sont les hommes. Bruno se leva pour chanter encore plus fort le couplet suivant:

Ils sont venus, ils sont tous là

Même ceux, du sud de l'Italie

Y a même Giorgio le fils maudit

Avec des présents pleins les braâââas…

Dans le silence qui suivit cette démonstration vocale, on entendit nettement une mouche traverser l'atmosphère de la pièce avant de se poser sur le visage de Jane. Les diptères sont caractérisés par la présence d'une seule paire d'ailes membraneuses implantées sur le deuxième anneau du thorax, d'une paire de balanciers (servant à l'équilibrage en vol) implantés sur le troisième anneau du thorax, et de pièces buccales piqueuses ou suceuses. Au moment où la mouche s'aventurait sur la surface de l'œil, Michel se douta de quelque chose. Il s'approcha de Jane, sans toutefois la toucher. «Je crois qu'elle est morte» dit-il après un temps d'examen.

Le médecin confirma sans difficultés ce diagnostic. Il était accompagné d'un employé municipal, et c'est là que les problèmes commencèrent. Où souhaitait-on transférer le corps? Un caveau de famille, peut-être? Michel n'en avait pas la moindre idée, il se sentait épuisé et confus. S'ils avaient su développer des relations familiales empreintes de chaleur et d'affection, il n'en seraient pas là - à se couvrir de ridicule devant l'employé municipal, qui au demeurant restait correct. Bruno se désintéressait complètement de la situation, assis un peu à l'écart, il avait entamé une partie de Tetris sur sa console portable. «Eh bien… reprit l'employé, nous pouvons vous proposer une concession au cimetière de Saorge. Ce sera un peu loin pour vous recueillir, surtout si vous n'êtes pas de la région, mais du point de vue transport c'est évidemment le plus pratique. L'enterrement pourrait avoir lieu dès cette après-midi, nous ne sommes pas trop bousculés en ce moment. Je suppose qu'il n'y aura pas de problèmes pour le permis d'inhumer… - Aucun problème! lança le médecin avec une chaleur un peu excessive. J'ai amené les formulaires…» II brandit un petit paquet de feuilles avec un sourire guilleret. «Putain, j'ai claqué…» fit Bruno à mi-voix. En effet, sa console de jeux émit une petite musique joyeuse. «D'accord également pour l'inhumation, monsieur Clément? fit l'employé en forçant sa voix. - Absolument pas! Bruno se redressa d'un bond. Ma mère souhaitait être incinérée, elle y attachait une importance extrême!» L'employé se rembrunit. La commune de Saorge n'était pas équipée pour une incinération, c'était un matériel tout à fait spécifique, qui ne se justifiait pas eu égard au volume des demandes. Vraiment, non, ça paraissait difficile. «Ce sont les dernières volontés de ma mère…» fit Bruno avec importance. Le silence se fit. L'employé municipal réfléchissait à toute allure. «II y a bien un crématorium à Nice… dit-il timidement. On pourrait envisager un transport aller-retour, si vous êtes toujours d'accord pour une inhumation dans la commune. Naturellement, les frais seraient à votre charge…» Personne ne répondit. «Je vais téléphoner… poursuivit-il, il faut déjà se renseigner sur les créneaux horaires pour une incinération.» II consulta son agenda, sortit un téléphone portable et commençait à composer le numéro quand Bruno intervint à nouveau. «On laisse tomber… fit-il d'un geste large. On va l'enterrer ici. Ses dernières volontés, on s'en fout. Tu payes!» poursuivit-il avec autorité en s'adressant à Michel. Sans discuter, celui-ci sortit son chéquier et s'enquit du prix d'une concession de trente ans. «C'est un bon choix, confirma l'employé municipal. Avec une concession de trente ans, on a le temps de voir venir.»

Le cimetière était situé une centaine de mètres au-dessus du village. Deux hommes en bleu de travail portaient le cercueil. Ils avaient choisi le modèle de base, en sapin blanc, stocké dans une salle municipale, les services funéraires semblaient remarquablement organisés, à Saorge. C'était la fin de l'après-midi, mais le soleil était encore chaud. Bruno et Michel marchaient côte à côte, deux pas derrière les hommes, Hippie-le-Gris était à leurs côtés, il avait tenu à accompagner Jane jusqu'à sa dernière demeure. Le chemin était caillouteux, aride, et tout cela devait avoir un sens. Un rapace - probablement une buse - planait lentement, à mi-hauteur, dans l'atmosphère. «Ça doit être un coin à serpents…» inféra Bruno. Il ramassa une pierre blanche très aiguisée. Juste avant de tourner vers l'enclos funéraire, comme pour confirmer ses propos, une vipère apparut entre deux buissons longeant le mur d'enceinte, Bruno visa et tira de toutes ses forces. La pierre éclata sur le mur, manquant de peu la tête du reptile.

«Les serpents ont leur place dans la nature… fit observer Hippie-le-Gris avec une certaine sévérité.

– La nature je lui pisse à la raie, mon bonhomme! Je lui chie sur la gueule!» Bruno était à nouveau hors de lui. «Nature de merde… nature mon cul!» marmonna-t-il avec violence pendant encore quelques minutes. Cependant il se tint correctement lors de la descente du corps, se contentant d'émettre différents gloussements et hochements de tête, comme si l'événement lui suggérait des réflexions inédites, mais encore trop floues pour être exprimées de manière explicite. Après la cérémonie, Michel remit un bon pourboire aux deux hommes - il supposa que c'était l'usage. Il lui restait un quart d'heure pour attraper le train, Bruno décida de partir en même temps.

Ils se quittèrent sur le quai de la gare de Nice. Ils ne le savaient pas encore, mais ils ne devaient jamais se revoir.

«Ça va bien, à ta clinique? demanda Michel. - Ouais ouais, tranquille peinard j'ai mon lithium.» Bruno sourit d'un air rusé. «Je vais pas rentrer tout de suite à la clinique, j'ai une nuit de battement. Je vais aller dans un bar à putes, il y en a plein à Nice.» Il plissa le front, se rembrunit. «Avec le lithium je bande plus du tout, mais ça fait rien, j'aime bien quand même.»