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Michel acquiesça distraitement, monta dans le wagon: il avait réservé une couchette.

TROISIÈME PARTIE Illimité émotionnel

1

De retour à Paris, il trouva une lettre de Desplechin. Selon l'article 66 du règlement intérieur du CNRS, il devait solliciter sa réintégration, ou le prolongement de sa disponibilité, deux mois avant l'expiration de la période. La lettre était courtoise et pleine d'humour, Desplechin ironisait sur les contraintes administratives; il n'empêche que le délai était dépassé de trois semaines. Il posa la lettre sur son bureau, dans un état de profonde incertitude. Depuis un an, il était libre de définir lui-même le champ de ses recherches; à quoi avait-il abouti? En définitive, à peu près à rien. Allumant son micro-ordinateur, il constata avec écœurement que son e-mail s'était enrichie de quatre-vingts nouvelles pages; il n'était pourtant resté absent que deux jours. Une des communications provenait de l'Institut de biologie moléculaire de Palaiseau. La collègue qui le remplaçait avait déclenché un programme de recherches sur l'ADN des mitochondries; contrairement à l'ADN du noyau, il semblait dépourvu de mécanismes de réparation du code endommagé par les attaques radicalaires, ce n'était pas réellement une surprise. L'université de l'Ohio était à l'origine d'une communication plus intéressante: suite à des études sur Saccharomyces, ils avaient montré que les variétés se reproduisant par voie sexuelle évoluaient moins vite que celles qui se reproduisaient par clonage; les mutations aléatoires, donc, apparaissaient dans ce cas plus efficaces que la sélection naturelle. Le montage expérimental était amusant, et contredisait avec clarté l'hypothèse classique de la reproduction sexuée comme moteur de l'évolution; mais de toute façon cela n'avait plus qu'un intérêt anecdotique. Dès que le code génétique serait entièrement déchiffré (et ce n'était plus qu'une question de mois), l'humanité serait en mesure de contrôler sa propre évolution biologique; la sexualité apparaîtrait alors clairement comme ce qu'elle est: une fonction inutile, dangereuse et régressive. Mais même si l'on parvenait à détecter l'apparition des mutations, voire à supputer leur éventuel effet délétère, rien pour l'instant n'apportait la moindre lueur sur leur déterminisme; rien par conséquent ne permettait de leur donner un sens défini et utilisable: c'était, à l'évidence, dans cette direction qu'il fallait orienter les recherches.

Débarrassé des dossiers et des livres qui encombraient ses rayonnages, le bureau de Desplechin paraissait immense. «Eh oui… fit-il avec un sourire discret. Je pars en retraite à la fin du mois.» Djerzinski en resta bouche bée. On fréquente les gens pendant des années, parfois des dizaines d'années, en s'habituant peu à peu à éviter les questions personnelles et les sujets réellement importants, mais on garde l'espoir que plus tard, dans des circonstances plus favorables, on pourra justement aborder ces sujets, ces questions; la perspective indéfiniment repoussée d'un mode de relation plus humain et plus complet ne s'efface jamais tout à fait, simplement parce que c'est impossible, parce qu'aucune relation humaine ne s'accommode d'un cadre définitivement étroit et figé. La perspective demeure, donc, d'une relation «authentique et profonde»; elle demeure pendant des années, parfois des dizaines d'années, jusqu'à ce qu'un événement définitif et brutal (en général de l'ordre du décès) vienne vous apprendre qu'il est trop tard, que cette relation «authentique et profonde» dont on avait caressé l'image n'aurait pas lieu, elle non plus, pas davantage que les autres. En quinze ans de vie professionnelle, Desplechin était la seule personne avec qui il ait souhaité établir un contact dépassant le cadre de la simple juxtaposition de hasard, purement utilitaire, indéfiniment ennuyeuse, qui constitue le climat naturel de la vie de bureau. Eh bien c'était raté. Il jeta un regard atterré sur les cartons de livres qui s'empilaient sur le sol du bureau. «Je crois qu'on ferait mieux d'aller prendre un pot quelque part…» proposa Desplechin, résumant avec pertinence l'ambiance du moment.

Ils longèrent le musée d'Orsay, s'installèrent à une table en terrasse du XIXe siècle. À la table à côté une demi-douzaine de touristes italiennes babillaient avec vivacité, tels d'innocents volatiles. Djerzinski commanda une bière, Desplechin un whisky sec.

«Qu'est-ce que vous allez faire, maintenant? - Je ne sais pas…» Desplechin avait réellement l'air de ne pas savoir. «Voyager… Un peu de tourisme sexuel, peut-être.» II sourit, son visage lorsqu'il souriait avait encore beaucoup de charme, un charme désenchanté, certes, on avait visiblement affaire à un homme détruit, mais un vrai charme tout de même. «Je plaisante… La vérité est que ça ne m'intéresse plus du tout. La connaissance, oui… Il reste un désir de connaissance. C'est une chose curieuse, le désir de connaissance… Très peu de gens l'ont, vous savez, même parmi les chercheurs, la plupart se contentent de faire carrière, ils bifurquent rapidement vers l'administratif; pourtant, c'est terriblement important dans l'histoire de l'humanité. On pourrait imaginer une fable dans laquelle un tout petit groupe d'hommes - au maximum quelques centaines de personnes à la surface de la planète - poursuit avec acharnement une activité très difficile, très abstraite, absolument incompréhensible aux non-initiés. Ces hommes restent à jamais inconnus du reste de la population; ils ne connaissent ni le pouvoir, ni la fortune, ni les honneurs; personne n'est même capable de comprendre le plaisir que leur procure leur petite activité. Pourtant ils sont la puissance la plus importante du monde, et cela pour une raison très simple, une toute petite raison: ils détiennent les clefs de la certitude rationnelle. Tout ce qu'ils déclarent comme vrai est tôt ou tard reconnu tel par l'ensemble de la population. Aucune puissance économique, politique, sociale ou religieuse n'est capable de tenir face à l'évidence de la certitude rationnelle. On peut dire que l'Occident s'est intéressé au-delà de toute mesure à la philosophie et à la politique, qu'il s'est battu de manière parfaitement déraisonnable autour de questions philosophiques ou politiques; on peut dire aussi que l'Occident a passionnément aimé la littérature et les arts; mais rien en réalité n'aura eu autant de poids dans son histoire que le besoin de certitude rationnelle. À ce besoin de certitude rationnelle, l'Occident aura finalement tout sacrifié: sa religion, son bonheur, ses espoirs, et en définitive sa vie. C'est une chose dont il faudra se souvenir, lorsqu'on voudra porter un jugement d'ensemble sur la civilisation occidentale.» II se tut, pensif. Son regard flotta un instant entre les tables, puis se reposa sur son verre.

«Je me souviens d'un garçon que j'ai connu en première, quand j'avais seize ans. Quelqu'un de très complexe, très tourmenté. Il venait d'une famille riche, plutôt traditionaliste, et d'ailleurs il partageait entièrement les valeurs de son milieu. Un jour, au cours d'une discussion, il m'a dit: "Ce qui décide de la valeur d'une religion, c'est la qualité de la morale qu'elle permet de fonder." J'en suis resté muet de surprise et d'admiration. Je n'ai jamais su s'il en était arrivé de lui-même à cette conclusion, ou s'il avait trouvé la thèse exprimée dans un livre, en tout cas la phrase m'a énormément impressionné. Cela fait quarante ans que j'y réfléchis; aujourd'hui, je pense qu'il avait tort. Il me paraît impossible en matière de religion de se placer d'un point de vue exclusivement moral; pourtant, Kant a raison lorsqu'il affirme que le Sauveur de l'humanité lui-même doit être jugé suivant les critères universels de l'éthique. Mais j'en suis venu à penser que les religions sont avant tout des tentatives d'explication du monde; et aucune tentative d'explication du monde ne peut tenir si elle se heurte à notre besoin de certitude rationnelle. La preuve mathématique, la démarche expérimentale sont des acquis définitifs de la conscience humaine. Je sais bien que les faits semblent me contredire, je sais bien que l'islam - de loin la plus bête, la plus fausse et la plus obscurantiste de toutes les religions - semble actuellement gagner du terrain; mais ce n'est qu'un phénomène superficiel et transitoire: à long ternie l'islam est condamné, encore plus sûrement que le christianisme.»