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Djerzinski releva la tête, il avait écouté avec beaucoup d'attention. Il n'aurait jamais soupçonné que Desplechin soit sensible à ces questions, celui-ci hésita, puis reprit:

«J'ai perdu de vue Philippe après le bac, mais j'ai appris qu'il s'était suicidé quelques années plus tard. Enfin, je ne pense pas que ce soit lié: être à la fois homosexuel, catholique intégriste et royaliste, ça ne doit quand même pas être un mélange très simple.»

Au fond lui-même Djerzinski n'avait jamais, il s'en rendit compte à cet instant, été envahi par de réelles interrogations religieuses. Pourtant il savait, et depuis très longtemps, que la métaphysique matérialiste, après avoir anéanti les croyances religieuses des siècles précédents, avait elle-même été détruite par les avancées plus récentes de la physique. Il était curieux que lui-même, aucun des physiciens qu'il avait pu connaître n'en ait jamais conçu au moins un doute, une inquiétude spirituelle.

«À titre personnel, dit-il en même temps qu’il en prenait conscience, il me semble que j’ai dû m’en tenir à ce positivisme pragmatique, de base, qui est en général celui des chercheurs. Les faits existent, ils s’enchaînent par des lois, la notion de la cause n’est pas scientifique. Le monde est égal à la somme des connaissances que nous avons sur lui.

– Je ne suis plus chercheur… répondit Desplechin avec une simplicité désarmante. C'est sans doute pour ça que je me laisse envahir, sur le tard, par des questions métaphysiques. Mais bien sûr c'est vous qui avez raison. Il faut continuer à chercher, à expérimenter, à découvrir de nouvelles lois, et le reste n'a aucune importance. Souvenez-vous de Pascaclass="underline" "II faut dire engros: cela se fait par figure et mouvement, car cela est vrai. Mais de dire quels, et composer la machine, cela est ridicule, car cela est inutile, et incertain, et pénible. " Bien sûr, une fois de plus, c'est lui qui a raison contre Descartes. Au fait… vous avez décidé de ce que vous alliez faire? C'est à cause… (il s'excusa d'un geste) de cette histoire de délais.

– Oui. Il faudrait que je sois nommé au Centre de recherches génétiques de Galway, en Irlande. J'ai besoin de pouvoir mettre sur pied rapidement des montages expérimentaux simples, dans des conditions de température et de pression suffisamment précises, avec une bonne gamme de marqueurs radioactifs. Surtout, j'ai besoin d'une grosse puissance de calcul - il me semble me souvenir qu'ils ont deux Cray en parallèle.

– Vous pensez à une nouvelle direction de recherches?» La voix de Desplechin trahissait une pointe d'excitation, il s'en aperçut, eut à nouveau son petit sourire discret, qui semblait se moquer de lui-même. «Le désir de connaissance… dit-il d'une voix douce.

– À mon avis, l'erreur est de vouloir travailler uniquement à partir de l'ADN naturel. L'ADN est une molécule complexe, qui a évolué un peu au hasard: il y a des redondances injustifiées, de longues séquences non codantes, enfin il y a un peu n'importe quoi. Si l'on veut vraiment tester les conditions de mutation en général, il faut partir de molécules autoreproductrices plus simples, avec au maximum quelques centaines de liaisons.»

Desplechin hochait la tête, les yeux brillants, il ne cherchait plus à dissimuler son excitation. Les touristes italiennes étaient parties, maintenant, à part eux, le café était désert.

«Ce sera certainement très long, poursuivit Michel, a priori rien ne distingue les configurations mutables. Mais il doit y avoir des conditions de stabilité structurelle au niveau subatomique. Si l'on arrive à calculer une configuration stable, même sur quelques centaines d'atomes, ce ne sera plus qu'une question de puissance de traitement… Enfin, je m'avance peut-être un peu.

– Pas sûr…» Desplechin avait maintenant la voix lente et rêveuse de l'homme qui entrevoit des perspectives infiniment lointaines, des configurations mentales fantomatiques et inconnues.

«II faudra que je puisse travailler en toute indépendance, en dehors de la hiérarchie du centre. Il y a des choses qui sont de l'ordre de la pure hypothèse: trop long, trop difficile à expliquer.

– Bien sûr. Je vais écrire à Walcott, qui dirige le centre. C'est un type bien, il vous foutra la paix. Vous avez déjà travaillé avec eux, d'ailleurs, je crois? Une histoire de vaches…

– Une toute petite chose, oui.

– Ne vous inquiétez pas. Je pars à la retraite… (cette fois, il y avait un peu d'amertume dans son sourire), mais j'ai encore le pouvoir de faire ça. Sur le plan administratif, vous serez en position de détachement - reconductible d'année en année, aussi longtemps que vous le souhaiterez. Quel que soit mon successeur, il n'y a aucune chance que la mesure soit remise en cause.»

Ils se quittèrent peu après à la hauteur du Pont Royal. Desplechin lui tendit la main. Il n'avait pas eu de fils, ses préférences sexuelles le lui avaient interdit, il avait toujours trouvé ridicule l'idée d'un mariage de complaisance. Pendant quelques secondes, en lui serrant la main, il se dit que ce qu'il était en train de vivre était d'un ordre supérieur, puis il se dit qu'il était extrêmement fatigué, puis il se retourna et partit le long du quai, longeant les étals des bouquinistes. Pendant une à deux minutes, Djerzinski regarda cet homme qui s'éloignait dans la lumière décroissante.

2

Il dîna chez Annabelle le lendemain soir et lui expliqua très clairement, de manière synthétique et précise, pourquoi il devait partir en Irlande. Pour lui maintenant le programme à remplir était tracé, tout s'enchaînait avec netteté. L'essentiel était de ne pas se polariser sur l'ADN, d'envisager dans toute sa généralité l'être vivant comme système autoreproductible.

Dans un premier temps, Annabelle ne répondit rien, elle ne pouvait réprimer une légère torsion de la bouche. Puis elle lui resservit du vin; elle avait préparé du poisson, ce soir-là, et son petit studio évoquait plus que jamais une cabine de bateau.

«Tu n'as pas prévu de m'emmener…» Ses mots résonnèrent dans le silence; le silence se prolongea. «Tu n'y as même pas pensé…» dit-elle avec un mélange de dépit enfantin et de surprise; puis elle éclata en sanglots. Il ne fit pas un geste; s'il avait fait un geste, à ce moment, elle l'aurait certainement repoussé; il faut que les gens pleurent, il n'y a que ça à faire. «Pourtant, on s'entendait bien quand on avait douze ans…» dit-elle au milieu de ses larmes.

Elle leva ensuite les yeux vers lui. Son visage était pur, et d'une extrême beauté. Elle parla sans réfléchir:

«Fais-moi un enfant. J'ai besoin d'avoir quelqu'un près de moi. Tu n'auras pas forcément à l'élever, ni à t'occuper de lui, tu n'auras pas non plus besoin de le reconnaître. Je ne te demande même pas de l'aimer, ni de m'aimer; mais fais-moi juste un enfant. Je sais que j'ai quarante ans: tant pis, je prends le risque. C'est ma dernière chance, maintenant. Parfois, j'en viens à regretter d'avoir avorté. Pourtant le premier homme dont j'ai été enceinte était une ordure, et le deuxième un irresponsable; quand j'avais dix-sept ans jamais je n'aurais imaginé que la vie soit si restreinte, que les possibilités soient si brèves.»