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Michel alluma une cigarette pour réfléchir. «C'est une drôle d'idée… dit-il entre ses dents. Une drôle d'idée de se reproduire, quand on n'aime pas la vie.» Annabelle se leva, ôta un à un ses vêtements. «De toute façon faisons l'amour, dit-elle. Ça fait au moins un mois qu'on n'a pas fait l'amour. J'ai arrêté de prendre la pilule il y a deux semaines, aujourd'hui, je suis dans une période de fécondité.» Elle posa les mains sur son ventre, remonta jusqu'à ses seins, ouvrit légèrement les cuisses. Elle était belle, désirable et aimante, pourquoi ne ressentait-il rien? C'était inexplicable. Il alluma une nouvelle cigarette, s'aperçut soudain que la réflexion ne lui servirait à rien. On fait un enfant, ou on ne le fait pas, ce n'est pas de l'ordre de la décision rationnelle, ça ne fait pas partie des décisions qu'un être humain puisse rationnellement prendre. Il écrasa son mégot dans le cendrier, murmura: «J'accepte.»

Annabelle l'aida à enlever ses vêtements et le masturba doucement pour qu'il puisse venir en elle. Il ne ressentait pas grand-chose, sauf la douceur et la chaleur de son vagin. Il cessa rapidement de bouger, saisi par l'évidence géométrique de l'accouplement, émerveillé aussi par la souplesse et la richesse des muqueuses. Annabelle posa sa bouche sur la sienne, l'entoura de ses bras. Il ferma les yeux, sentit plus nettement l'existence de son propre sexe, recommença à aller et venir. Peu avant d'éjaculer il eut la vision - extrêmement nette - de la fusion des gamètes, et tout de suite après des premières divisions cellulaires. C'était comme une fuite en avant, un petit suicide. Une onde de conscience remonta le long de son sexe, il sentit son sperme projeté hors de lui-même. Annabelle le sentit également, poussa une longue expiration; puis ils demeurèrent immobiles.

«Vous deviez prendre rendez-vous pour un frottis il y a un mois… dit le gynécologue d'une voix lasse. Au lieu de ça vous arrêtez la pilule sans m'en parler, et vous vous lancez dans une grossesse. Vous n'êtes plus une gamine, tout de même!…» L'atmosphère du cabinet était froide et un peu gluante, Annabelle fut surprise, en sortant, de retrouver le soleil de juin.

Elle téléphona le lendemain. L'examen cellulaire révélait des anomalies «assez sérieuses», il allait falloir faire une biopsie et un curetage de la muqueuse utérine. «Pour la grossesse, évidemment, il vaut mieux y renoncer pour l'instant. Autant faire les choses sur de bonnes bases, hein?…» II n'avait pas l'air inquiet, juste un peu ennuyé.

Annabelle connut donc son troisième avortement - le fœtus n'avait que deux semaines, il suffisait d'une aspiration rapide. L'appareillage avait beaucoup progressé depuis sa dernière intervention et tout fut terminé, à sa grande surprise, en moins de dix minutes. Les résultats d'analyse arrivèrent trois jours plus tard. «Eh bien…», le médecin avait l'air terriblement vieux, compétent et triste, «je crois malheureusement qu'il n'y a aucun doute: vous avez un cancer de l'utérus au stade préenvahissant.» II rassujettit ses lunettes sur son nez, examina les feuillets à nouveau, l'impression de compétence générale en fut sensiblement augmentée. Il n'était pas réellement surpris: le cancer de l'utérus s'attaque souvent aux femmes dans les années qui précèdent la ménopause, et le fait de ne pas avoir eu d'enfants constituait un facteur d'aggravation du risque. Les modalités du traitement étaient connues, sur ce point il n'avait aucun doute. «Il faut pratiquer une hystérectomie abdominale et une salpingo-ovariectomie bilatérale. Ce sont des gestes opératoires bien maîtrisés maintenant, les risques de complication sont quasi nuls.» II jeta un regard à Annabelle: chose ennuyeuse, elle ne réagissait pas, elle restait complètement bouche bée, c'était probablement le prélude à une crise. On recommandait en général aux praticiens d'orienter la patiente vers une psychothérapie de soutien - il avait préparé une petite liste d'adresses - et surtout d'insister sur une idée forte: la fin de la fertilité ne signifiait nullement la fin de la vie sexuelle, certaines patientes, au contraire, en voyaient leurs désirs sensiblement augmentes.

«Donc, on va m'enlever l'utérus… dit-elle avec incrédulité.

– L'utérus, les ovaires et les trompes de Fallope; autant éviter tout risque de prolifération. Je vous prescrirai un traitement hormonal de substitution - d'ailleurs on le prescrit de plus en plus souvent, même dans les cas de ménopause simple.»

Elle retourna chez ses parents à Crécy-en-Brie, l'opération était fixée au 17 juillet. Michel l'accompagna, avec sa mère, à l'hôpital de Meaux. Elle n'avait pas peur. L'intervention chirurgicale dura un peu plus de deux heures. Annabelle se réveilla le lendemain. Par sa fenêtre elle voyait le ciel bleu, le léger mouvement du vent entre les arbres. Elle ne ressentait pratiquement rien. Elle avait envie de voir la cicatrice de son bas-ventre, mais n'osa pas le demander à l'infirmière. Il était étrange de penser qu'elle était la même femme, mais que les organes de la reproduction lui avaient été ôtés. Le mot «ablation» flotta quelque temps dans son esprit, avant d'être remplacé par une image plus brutale. «On m'a vidée, se dit-elle, on m'a vidée comme un poulet.»

Elle sortit de l'hôpital une semaine plus tard. Michel avait écrit à Walcott pour lui annoncer qu'il retardait son départ, après quelques tergiversations il accepta de s'installer chez ses parents, dans l'ancienne chambre de son frère. Annabelle s'aperçut qu'il avait sympathisé avec sa mère durant la période de son hospitalisation. Son frère aîné, aussi, passait plus volontiers à la maison depuis que Michel était là. Ils n'avaient au fond pas grand-chose à se dire: Michel ne connaissait rien aux problèmes de la petite entreprise, et Jean-Pierre restait parfaitement étranger aux questions soulevées par le développement de la recherche en biologie moléculaire, cependant, une complicité masculine partiellement fictive finissait par se créer autour de l'apéritif du soir. Elle devait se reposer, et surtout éviter de soulever des objets lourds, mais elle pouvait maintenant se laver seule, et manger normalement. L'après-midi, elle restait assise dans le jardin, Michel et sa mère cueillaient des fraises, ou des mirabelles. C'était comme une curieuse période de vacances, ou de retour à l'enfance. Elle sentait la caresse du soleil sur son visage et sur ses bras. Le plus souvent elle restait sans rien faire, parfois aussi elle brodait, ou confectionnait de petits objets en peluche pour son neveu et ses nièces. Un psychiatre de Meaux lui avait prescrit des somnifères, et des doses assez fortes de tranquillisants. Elle dormait de toute façon beaucoup, et ses rêves étaient uniformément heureux et paisibles, le pouvoir de l'esprit est immense, tant qu'il demeure dans son propre domaine. Michel était allongé à ses côtés dans le lit, une main posée au-dessus de sa taille, il sentait ses côtes se soulever et s'abaisser avec régularité. Le psychiatre venait régulièrement la voir, s'inquiétait, marmonnait, parlait de «perte d'adhérence par rapport au réel». Elle était devenue très douce, un peu bizarre, et riait souvent sans raison, parfois aussi, d'un seul coup, ses yeux s'emplissaient de larmes. Elle prenait alors un Tercian supplémentaire.

À partir de la troisième semaine elle put sortir, et faire de courtes promenades au bord de la rivière, ou dans les bois environnants. C'était un mois d'août exceptionnellement beau, les journées se succédaient, identiques et radieuses, sans la moindre menace d'orage, sans que rien non plus puisse laisser présager une fin. Michel la tenait par la main, souvent, ils s'asseyaient sur un banc au bord du Grand Morin. Les herbes de la berge étaient calcinées, presque blanches, sous le couvert des hêtres la rivière déroulait indéfiniment ses ondulations liquides, d'un vert sombre. Le monde extérieur avait ses propres lois, et ces lois n'étaient pas humaines.