Que tous les êtres dans l'Est,
Que tous les êtres dans l'Ouest
Que tous les êtres dans le Nord,
Que tous les êtres dans le Sud
Soient heureux, gardent leur bonheur,
Puissent-ils vivre sans inimitié.
Ce n'était pas entièrement de leur faute, songeait-il; ils avaient vécu dans un monde pénible, un monde de compétition et de lutte, de vanité et de violence; ils n'avaient pas vécu dans un monde harmonieux. D'un autre côté ils n'avaient rien fait pour modifier ce monde, ils n'avaient nullement contribué à l'améliorer. Il se dit qu'il aurait dû faire un enfant à Annabelle; puis d'un seul coup il se souvint qu'il l'avait fait, ou plutôt qu'il avait commencé à le faire, qu'il avait tout du moins accepté la perspective; et cette pensée le remplit d'une grande joie. Il comprit alors la paix et la douceur qui l'avaient envahi ces dernières semaines. Il ne pouvait plus rien maintenant, personne ne pouvait rien à l'empire de la maladie et de la mort; mais, au moins pendant quelques semaines, elle aurait eu la sensation d'être aimée.
Si quelqu'un pratique la pensée de l'amour
Et ne s'abandonne pas aux pratiques licencieuses,
S'il coupe les liens des passions
Et tourne son regard vers la Voie,
Du fait qu'il a été capable de pratiquer cet amour,
II renaîtra dans le ciel de Brahmâ
II obtiendra rapidement la Délivrance
Et à jamais gagnera le Domaine de l'Inconditionné.
S'il ne tue pas ni ne pense à nuire,
S'il ne cherche pas à se faire valoir en humiliant autrui,
S'il pratique l'amour universel
A la mort, il n'aura pas de pensées de haine.
Dans la soirée la mère d'Annabelle le rejoignit, elle venait voir s'il y avait du nouveau. Non, la situation n'avait pas évolué; les états de coma profond pouvaient être très stables, lui rappela l'infirmière avec patience, il s'écoulait parfois des semaines avant qu'un pronostic puisse être établi. Elle entra voir sa fille, ressortit au bout d'une minute en sanglotant. «Je ne comprends pas… dit-elle en secouant la tête. Je ne comprends pas comment la vie est faite. C'était une gentille fille, vous savez. Elle a toujours été affectueuse, sans histoires. Elle ne se plaignait pas, mais je savais qu'elle n'était pas heureuse. Elle n'a pas eu la vie qu'elle méritait.»
Elle repartit peu après, visiblement découragée. Assez étrangement, il n'avait ni faim ni sommeil. Il fit les cent pas dans le couloir, descendit jusqu'au hall d'entrée. Un Antillais installé à l'accueil faisait des mots fléchés, il lui adressa un signe de tête. Il prit un chocolat chaud au distributeur, s'approcha des baies vitrées. La lune flottait entre les tours; quelques voitures circulaient dans l'avenue de Châlons. Il avait suffisamment de connaissances médicales pour savoir que la vie d'Annabelle ne tenait qu'à un souffle. Sa mère avait eu raison de refuser de comprendre; l'homme n'est pas fait pour accepter la mort: ni la sienne, ni celle des autres. Il s'approcha du gardien, lui demanda s'il pouvait lui emprunter du papier; un peu surpris, celui-ci lui tendit une liasse de feuilles à en-tête de l'hôpital (ce fut cet en-tête qui, bien plus tard, devait permettre à Hubczejak d'identifier le texte au milieu de la masse de notes retrouvées à Clifden). Certains êtres humains s'accrochent avec férocité à la vie, ils la quittent, comme disait Rousseau, de mauvaise grâce; tel ne serait pas, il le pressentait déjà, le cas d'Annabelle.
Elle était cette enfant faite pour le bonheur,
Tendait à qui voulait le trésor de son cœur
Elle aurait pu donner sa vie pour d'autres vies,
Au milieu des petits nés de son même lit.
Par le cri des enfants,
Par le sang de la race
Son rêve toujours présent
Laisserait une trace
Inscrite dans le temps,
Inscrite dans l'espace
Inscrite dans la chair
À jamais sanctifiée
Dans les montagnes, dans l'air
Et dans l'eau des rivières,
Dans le ciel modifié.
Maintenant tu es là,
Sur ton lit de mourante
Si calme dans ton coma
Et à jamais aimante.
Nos corps deviendront froids et simplement présents
Dans l'herbe, mon Annabelle
Ce sera le néant
De l'être individuel.
Nous aurons peu aimé
Sous nos formes humaines
Peut-être le soleil, et la pluie sur nos tombes, le vent et la gelée
Mettront fin à nos peines.
4
Annabelle mourut le surlendemain, et pour la famille c'était peut-être mieux. Dans les cas de décès, on a toujours tendance à dire une connerie de ce genre, mais il est vrai que sa mère et son frère auraient difficilement supporté un état d'incertitude prolongé.
Dans le bâtiment de béton blanc et d'acier, là même où sa grand-mère était morte, Djerzinski prit conscience, pour la deuxième fois, de la puissance du vide. Il traversa la chambre et s'approcha du corps d'Annabelle. Ce corps était identique à ce qu'il avait connu, à ceci près que la tiédeur l'abandonnait lentement. Sa chair, maintenant, était presque froide.
Certains êtres vivent jusqu'à soixante-dix, voire quatre-vingts ans, en pensant qu'il y a toujours du nouveau, que l'aventure est, comme on dit, au coin de la rue, il faut en définitive pratiquement les tuer, ou du moins les réduire à un état d'invalidité très avancé, pour leur faire entendre raison. Tel n'était pas le cas de Michel Djerzinski. Sa vie d'homme il l'avait vécue seul, dans un vide sidéral. Il avait contribué au progrès des connaissances, c'était sa vocation, c'était la manière dont il avait trouvé à exprimer ses dons naturels, mais l'amour, il ne l'avait pas connu. Annabelle non plus, malgré sa beauté, n'avait pas connu l'amour, et maintenant elle était morte. Son corps reposait à mi-hauteur, désormais inutile, analogue à un poids pur, dans la lumière. On referma le couvercle du cercueil.
Dans sa lettre d'adieux, elle avait demandé à être incinérée. Avant la cérémonie, ils prirent un café au Relais H du hall d'accueil, à la table à côté, un gitan sous perfusion parlait bagnoles avec deux de ses amis venus lui rendre visite. L'éclairage était faible - quelques appliques dans le plafond, au milieu d'une décoration déplaisante évoquant d'énormes bouchons de liège.