Le soleil se dégagea complètement, formant un cercle d'un blanc parfait; le lac entjer apparut, baigné de lumière. À l'horizon, les chaînes des Twelve Bens Mountains se superposaient dans une gamme de gris décroissants, comme les pellicules d'un rêve. Ils gardèrent le silence. À l'entrée de Galway, Walcott parla de nouveau: «Je suis resté athée, mais je peux comprendre qu'on soit catholique ici. Ce pays a quelque chose de très particulier. Tout vibre constamment, l'herbe des prairies comme la surface des eaux, tout semble indiquer une présence. La lumière est mobile et douce, elle est comme une matière changeante. Vous verrez. Le ciel, lui aussi, est vivant.»
6
Il loua un appartement près de Clifden, sur la Sky Road, dans une ancienne maison de garde-côtes qui avait été réaménagée en location pour touristes. Les pièces étaient décorées de rouets, de lampes à pétrole, enfin d'objets anciens supposés faire la joie des touristes, cela ne le dérangeait pas. Dans cette maison, dans la vie en général, il savait désormais qu'il se sentirait comme à l'hôtel.
Il n'avait aucune intention de retourner en France, mais pendant les premières semaines il dut plusieurs fois se rendre à Paris pour s'occuper de la vente de son appartement, du transfert de ses comptes. Il prenait le vol de 11 h 50 à Shannon. L'avion survolait la mer, le soleil chauffait à blanc la surface des eaux; les vagues ressemblaient à des vers, qui s'enchevêtraient et se tordaient sur une distance énorme. En dessous de cette immense pellicule de vers, il le savait, des mollusques engendraient leur propre chair; des poissons aux dents fines dévoraient les mollusques, avant d'être dévorés par d'autres poissons plus massifs. Souvent il s'endormait, il faisait de mauvais rêves. Lorsqu'il s'éveillait, l'avion survolait la campagne. Dans son état de demi-sommeil, il s'étonnait de l'uniforme couleur des champs. Les champs étaient bruns, parfois verts, mais toujours ternes. La banlieue parisienne était grise. L'avion perdait de l'altitude, s'enfonçait avec lenteur, irrésistiblement attiré par cette vie, cette palpitation de millions de vies.
À partir de la mi-octobre une brume épaisse recouvrit la péninsule de Clifden, venue tout droit de l'Atlantique. Les derniers touristes étaient partis. Il ne faisait pas froid, mais tout baignait dans un gris profond et doux. Djerzinski sortait peu. Il avait emporté trois DVD, représentant plus de 40 gigaoctets de données. De temps à autre il allumait son micro-ordinateur, examinait une configuration moléculaire, puis s'allongeait sur le lit immense, son paquet de cigarettes à portée de la main. Il n'était pas encore retourné au centre. À travers la baie vitrée, les masses de brume bougeaient lentement.
Aux environs du 20 novembre le ciel se dégagea, le temps devint plus froid et plus sec. Il prit l'habitude de faire de longues promenades à pied sur la route côtière. Il dépassait Gortrumnagh et Knockavally, poussait le plus souvent jusqu'à Claddaghduff, parfois jusqu'à Aughrus Point. Il se trouvait alors au point le plus occidental de l'Europe, à la pointe extrême du monde occidental. Devant lui l'océan Atlantique s'étendait, quatre mille kilomètres d'océan le séparaient de l'Amérique.
Selon Hubczejak, ces deux ou trois mois de réflexion solitaire au cours desquels Djerzinski ne fit rien, ne mit sur pied aucune expérience, ne programma aucun calcul doivent être considérés comme une période clef au cours de laquelle se mirent en place les principaux éléments de sa réflexion ultérieure. Les derniers mois de 1999 furent de toute façon pour l'ensemble de l'humanité occidentale une période étrange, marquée par une attente particulière, une sorte de rumination sourde.
Le 31 décembre 1999 tombait un vendredi. Dans la clinique de Verrières-le-Buisson, où Bruno devait passer le reste de ses jours, une petite fête eut lieu, réunissant les malades et le personnel soignant. On but du Champagne en mangeant des chips aromatisées au paprika. Plus tard dans la soirée, Bruno dansa avec une infirmière. Il n'était pas malheureux; les médicaments faisaient leur effet, et tout désir était mort en lui. Il aimait le goûter, les jeux télévisés regardés en commun avant le repas du soir. Il n'attendait plus rien de la succession des jours, et cette dernière soirée du deuxième millénaire, pour lui, se passa bien.
Dans les cimetières du monde entier, les humains récemment décèdes continuèrent à pourrir dans leurs tombes, à se transformer peu à peu en squelettes.
Michel passa la soirée chez lui. Il était trop éloigné pour entendre les échos de la fête qui se déroulait au village. À plusieurs reprises sa mémoire fut traversée par des images d'Annabelle, adoucies et paisibles; des images, également, de sa grand-mère.
Il se souvint qu'à l'âge de treize ou quatorze ans il achetait des lampes-torches, de petits objets mécaniques qu'il aimait à démonter et remonter sans cesse. Il se souvint également d'un avion à moteur, offert par sa grand-mère, et qu'il ne réussit jamais à faire décoller. C'était un bel avion, au camouflage kaki; il resta finalement dans sa boîte. Traversée de courants de conscience, son existence présentait pourtant certains traits individuels. Il y a des êtres, il y a des pensées. Les pensées n'occupent pas d'espace. Les êtres occupent une portion de l'espace, nous les voyons. Leur image se forme sur le cristallin, traverse l'humeur choroïde, vient frapper la rétine. Seul dans la maison déserte, Michel assista à un modeste défilé de souvenirs. Une seule certitude, au long de la soirée, emplissait peu à peu son esprit: il allait bientôt pouvoir se remettre au travail.
Partout à la surface de la planète l'humanité fatiguée, épuisée, doutant d'elle-même et de sa propre histoire, s'apprêtait tant bien que mal à entrer dans un nouveau millénaire.
7
Certains disent:
«La civilisation que nous avons bâtie est encore fragile
C'est à peine si nous sortons de la nuit.
De ces siècles de malheur, nous portons encore l'image hostile,
Ne vaudrait-il pas mieux que tout cela reste enfoui?»
Le narrateur se lève, se rassemble et il rappelle
Avec équanimité, mais fermement, il se lève et il rappelle
Qu'une révolution métaphysique a eu lieu.
De même que les chrétiens pouvaient se représenter les civilisations antiques, pouvaient se former une image complète des civilisations antiques sans être aucunement atteints par la remise en question ni par le doute,
Car ils avaient franchi un stade,
Un palier,
Ils avaient traversé un point de rupture;
De même que les hommes de l'âge matérialiste pouvaient assister sans comprendre ni même sans réellement voir à la répétition des cérémonies rituelles chrétiennes,
Qu'ils ne pouvaient lire et relire les ouvrages issus de leur ancienne culture chrétienne sans jamais se départir d'une perspective quasi anthropologique,
Incapables de comprendre ces débats qui avaient agité leurs ancêtres autour des oscillations du péché et de la grâce,