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«Ce livre contient la concordance des quatre Évangiles selon le texte de saint Jérôme, et presque autant de dessins que de pages, tous ornés de couleurs merveilleuses. Ici l'on peut contempler le visage de la majesté divine, miraculeusement dessiné; là encore les représentations mystiques des évangélistes, qui ayant six ailes, qui quatre, qui deux. Ici on verra l'aigle, là le taureau, ici le visage d'un homme, là celui d'un lion, et d'autres dessins presque innombrables. En les regardant négligemment, en passant, on pourrait penser que ce ne sont que barbouillages, plutôt que compositions soignées. On n'y verra rien de subtil, alors que tout y est subtil. Mais si l'on prend la peine de les considérer très attentivement, de pénétrer du regard les secrets de l'art, on découvrira de telles complexités, si délicates et si subtiles, si étroitement serrées, entrelacées et nouées ensemble, et de couleurs si fraîches et si lumineuses, que l'on déclarera sans ambages que toutes ces choses doivent résulter non de l'œuvre des hommes, mais de celle des anges.»

On peut également suivre Hubczejak lorsqu'il affirme que toute philosophie neuve, même lorsqu'elle choisit de s'exprimer sous la forme d'une axiomatique en apparence purement logique, est en réalité solidaire d'une nouvelle conception visuelle de l'univers. Apportant à l'humanité l'immortalité physique, Djerzinski a évidemment modifié en profondeur notre conception du temps; mais son plus grand mérite, selon Hubczejak, est d'avoir posé les éléments d'une nouvelle philosophie de l'espace. De même que l'image du monde inscrite dans le bouddhisme tibétain est inséparable d'une contemplation prolongée des figures infinies et circulaires offertes par les mandalas, de même que l'on peut se faire une image fidèle de ce que fut la pensée de Démocrite en observant l'éclat du soleil sur les pierres blanches, dans une île grecque, un après-midi d'août, de même on approchera plus facilement la pensée de Djerzinski en se plongeant dans cette architecture infinie de croix et de spirales qui constitue le fonds ornemental du Book of Kells, ou en relisant la magnifique Méditation sur l'entrelacement, publiée à part des Clifden Notes, et qui lui fut inspirée par cette œuvre.

«Les formes de la nature, écrit Djerzinski, sont des formes humaines. C'est dans notre cerveau qu apparaissent les triangles, les entrelacements et les branchages. Nous les reconnaissons, nous les apprécions; nous vivons au milieu d'eux. Au milieu de nos créations, créations humaines, communicables à l'homme, nous nous développons et nous mourons. Au milieu de l'espace, espace humain, nous effectuons des mesures; par ces mesures nous créons l'espace, l'espace entre nos instruments.

L'homme peu instruit, poursuit Djerzinski, est terrorisé par l'idée de l'espace; il l'imagine immense, nocturne et béant. Il imagine les êtres sous la forme élémentaire d'une boule, isolée dans l'espace, recroquevillée dans l'espace, écrasée par l'éternelle présence des trois dimensions. Terrorisés par l'idée de l'espace, les êtres humains se recroquevillent; ils ont froid, ils ont peur. Dans le meilleur des cas ils traversent l'espace, ils se saluent avec tristesse au milieu de l'espace. Et pourtant cet espace est en eux-mêmes, il ne s'agit que de leur propre création mentale.

Dans cet espace dont ils ont peur, écrit encore Djerzinski, les êtres humains apprennent à vivre et à mourir; au milieu de leur espace mental se créent la séparation, l'éloignement et la souffrance. A cela, il y a très peu de commentaires: l'amant entend l'appel de son aimée, par-delà les océans et les montagnes; par-delà les montagnes et les océans, la mère entend l'appel de son enfant. L'amour lie, et il lie à jamais. La pratique du bien est une liaison, la pratique du mal une déliaison. La séparation est l'autre nom du mal; c'est, également, l'autre nom du mensonge. Il n'existe en effet qu'un entrelacement magnifique, immense et réciproque.»

Hubczejak note avec justesse que le plus grand mérite de Djerzinski n'est pas d'avoir su dépasser le concept de liberté individuelle (car ce concept était déjà largement dévalué à son époque, et chacun reconnaissait au moins tacitement qu'il ne pouvait servir de base à aucun progrès humain), mais d'avoir su, par le biais d'interprétations il est vrai un peu hasardeuses des postulats de la mécanique quantique, restaurer les conditions de possibilité de l'amour. Il faut à ce propos évoquer encore une fois l'image d'Annabelle: sans avoir lui-même connu l'amour, Djerzinski avait pu, par l'intermédiaire d'Annabelle, s'en faire une image, il avait pu se rendre compte que l'amour, d'une certaine manière, et par des modalités encore inconnues, pouvait avoir lieu. Cette notion le guida, très probablement, au cours de ses derniers mois d'élaboration théorique, sur lesquels nous avons si peu de détails.

Selon le témoignage des rares personnes qui ont côtoyé Djerzinski en Irlande au cours des dernières semaines, une acceptation paraissait être descendue en lui. Son visage anxieux et mobile semblait s'être apaisé. Il marchait longuement, sans but précis, sur la Sky-Road, en de longues promenades rêveuses; il marchait dans la présence du ciel. La route de l'Ouest serpentait le long des collines, alternativement abrupte et douce. La mer scintillait, réfractait une lumière mobile sur les derniers îlots rocheux. Dérivant rapidement à l'horizon, les nuages formaient une masse lumineuse et confuse, d'une étrange présence matérielle. Il marchait longtemps, sans effort, le visage baigné d'une brume aquatique et légère. Ses travaux, il le savait, étaient terminés. Dans la pièce qu'il avait transformée en bureau, dont la fenêtre donnait sur la pointe d'Errislannan, il avait mis en ordre ses notes - plusieurs centaines de pages, traitant des sujets les plus variés. Le résultat de ses travaux scientifiques proprement dits tenait en quatre-vingts pages dactylographiées - il n'avait pas jugé nécessaire de détailler les calculs.

Le 27 mars 2009, en fin d'après-midi, il se rendit à la poste centrale de Galway. Il expédia un premier exemplaire de ses travaux à l'Académie des sciences de Paris, puis un second à la revue Nature, en Grande-Bretagne. Sur ce qu'il advint ensuite, on n'a aucune certitude. Le fait que sa voiture ait été retrouvée à proximité immédiate d'Aughrus Point devait naturellement faire penser au suicide - d'autant que ni Walcott, ni aucun technicien du centre ne se montrèrent réellement surpris par cette issue. «Il y avait en lui quelque chose d'atrocement triste, devait déclarer Walcott, je crois que c'est l'être le plus triste que j'aie rencontré de ma vie, et encore le mot de tristesse me paraît-il bien faible: je devrais plutôt dire qu'il y avait en lui quelque chose de détruit, d'entièrement dévasté. J'ai toujours eu l'impression que la vie lui était à charge, qu'il ne se sentait plus le moindre rapport avec quoi que ce soit de vivant. Je crois qu'il a tenu exactement le temps nécessaire à l'achèvement de ses travaux, et qu'aucun d'entre nous ne peut imaginer l'effort qu'il a eu à accomplir.»