Les premiers crédits furent votés par l'Unesco en 2021, une équipe de chercheurs se mit aussitôt au travail sous la direction d'Hubczejak. À vrai dire, sur le plan scientifique, il ne dirigeait pas grand-chose; mais il devait se montrer d'une efficacité foudroyante dans un rôle qu'on pourrait qualifier de «relations publiques». L'extraordinaire rapidité avec laquelle tombèrent les premiers résultats devait surprendre; ce n'est que bien plus tard que l'on apprit que de nombreux chercheurs, adhérents ou sympathisants du «Mouvement du Potentiel Humain», avaient en fait depuis longtemps commencé leurs travaux, sans attendre le feu vert de l'Unesco, dans leurs laboratoires en Australie, au Brésil, au Canada ou au Japon.
La création du premier être, premier représentant d'une nouvelle espèce intelligente créée par l'homme «à son image et à sa ressemblance», eut lieu le 27 mars 2029, vingt ans jour pour jour après la disparition de Michel Djerzinski. Toujours en hommage à Djerzinski, et, bien qu'il n'y ait aucun Français dans l'équipe, la synthèse eut lieu dans le laboratoire de l'Institut de biologie moléculaire de Palaiseau. La retransmission télévisée de l'événement eut naturellement un impact énorme - un impact qui dépassait même de très loin celui qu'avait eu, une nuit de juillet 1969, près de soixante ans plus tôt, la retransmission en direct des premiers pas de l'homme sur la Lune. En prélude au reportage Hubczejak prononça un discours très bref où, avec la franchise brutale qui lui était habituelle, il déclarait que l'humanité devait s'honorer d'être «la première espèce animale de l'univers connu à organiser elle-même les conditions de son propre remplacement».
Aujourd'hui, près de cinquante ans plus tard, la réalité a largement confirmé la teneur prophétique des propos d'Hubczejak - à un point, même, que celui-ci n’aurait probablement pas soupçonné. Il subsiste quelques humains de l'ancienne race, en particulier dans les régions restées longtemps soumises à l'influence des doctrines religieuses traditionnelles. Leur taux de reproduction, cependant, diminue d'année en année, et leur extinction semble à présent inéluctable. Contrairement à toutes les prévisions pessimistes, cette extinction se fait dans le calme, malgré quelques actes de violence isolés, dont le nombre va constamment décroissant. On est même surpris de voir avec quelle douceur, quelle résignation, et peut-être quel secret soulagement les humains ont consenti à leur propre disparition.
Ayant rompu le lien filial qui nous rattachait à l'humanité, nous vivons. À l'estimation des hommes, nous vivons heureux; il est vrai que nous avons su dépasser les puissances, insurmontables pour eux, de l'égoïsme, de la cruauté et de la colère; nous vivons de toute façon une vie différente. La science et l'art existent toujours dans notre société, mais la poursuite du Vrai et du Beau, moins stimulée par l'aiguillon de la vanité individuelle, a de fait acquis un caractère moins urgent. Aux humains de l'ancienne race, notre monde fait l'effet d'un paradis. Il nous arrive d'ailleurs parfois de nous qualifier nous-mêmes - sur un mode, il est vrai, légèrement humoristique - de ce nom de «dieux» qui les avait tant fait rêver.
L'histoire existe, elle s'impose, elle domine, son empire est inéluctable. Mais au-delà du strict plan historique, l'ambition ultime de cet ouvrage est de saluer cette espèce infortunée et courageuse qui nous a créés. Cette espèce douloureuse et vile, à peine différente du singe, qui portait cependant en elle tant d'aspirations nobles. Cette espèce torturée, contradictoire, individualiste et querelleuse, d'un égoïsme illimité, parfois capable d'explosions de violence inouïes, mais qui ne cessa jamais pourtant de croire à la bonté et à l'amour. Cette espèce aussi qui, pour la première fois de l'histoire du monde, sut envisager la possibilité de son propre dépassement; et qui, quelques années plus tard, sut mettre ce dépassement en pratique. Au moment où ses derniers représentants vont s'éteindre, nous estimons légitime de rendre à l'humanité ce dernier hommage, hommage qui, lui aussi, finira par s'effacer et se perdre dans les sables du temps; il est cependant nécessaire que cet hommage, au moins une fois, ait été accompli. Ce livre est dédié à l'homme.