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En 1961, son grand-père mourut. Sous nos climats, un cadavre de mammifère ou d'oiseau attire d'abord certaines mouches (Musca, Curtonevra); dès que la décomposition le touche un tant soit peu, de nouvelles espèces entrent en jeu, notamment les Calliphora et les Lucilia. Le cadavre, sous l'action combinée des bactéries et des sucs digestifs rejetés par les larves, se liquéfie plus ou moins et devient le siège de fermentations butyriques et ammoniacales. Au bout de trois mois, les mouches ont terminé leur œuvre et sont remplacées par l'escouade des coléoptères du genre Dermestes et par le lépidoptère Aglossa pinguinalis, qui se nourrissent surtout des graisses. Les matières protéiques en voie de fermentation sont exploitées par les larves de Piophila petasionis et par les coléoptères du genre Corynetes. Le cadavre, décomposé et contenant encore quelque humidité, devient ensuite le fief des acariens, qui en absorbent les dernières sanies. Une fois desséché et momifié, il héberge encore des exploitants: les larves des attagènes et des anthrènes, les chenilles d'Aglossa cuprealis et de Tineola bisellelia. Ce sont elles qui terminent le cycle.

Bruno revoyait le cercueil de son grand-père, d'un beau noir profond, avec une croix d'argent. C'était une image apaisante, et même heureuse; son grand-père devait être bien, dans un cercueil si magnifique. Plus tard, il devait apprendre l'existence des acariens et de toutes ces larves aux noms de starlettes italiennes. Pourtant, aujourd'hui encore, l'image du cercueil de son grand-père restait une image heureuse.

Il revoyait encore sa grand-mère le jour de leur arrivée à Marseille, assise sur une caisse au milieu du carrelage de la cuisine. Des cafards circulaient entre les dalles. C'est probablement ce jour-là que sa raison avait lâché. En l'espace de quelques semaines elle avait connu l'agonie de son mari, le départ précipité d'Algérie, l'appartement difficilement trouvé à Marseille. C'était une cité crasseuse, dans les quartiers nord-est. Elle n'avait jamais mis les pieds en France auparavant. Et sa fille l'avait abandonnée, elle n'était pas venue a l'enterrement de son père. Il devait y avoir une erreur. Quelque part, une erreur avait dû être commise.

Elle reprit pied, et survécut cinq ans. Elle acheta des meubles, installa un lit pour Bruno dans la salle à manger, l'inscrivit à l'école primaire du quartier. Tous les soirs, elle venait le chercher. Il avait honte en voyant cette petite femme vieille, cassée, sèche, qui le prenait par la main. Les autres avaient des parents; les enfant de divorcés étaient encore rares.

La nuit, elle repassait indéfiniment les étapes de sa vie qui se terminait si mal. Le plafond de l'appartement était bas, en été la chaleur était étouffante. Elle ne trouvait en général le sommeil que peu avant l'aube. Pendant la journée elle traînait dans l'appartement en savates, parlant tout haut sans s'en rendre compte, répétant parfois cinquante fois de suite les mêmes phrases. Le cas de sa fille la hantait. «Elle n'est pas venu à l'enterrement de son père…» Elle marchait d'une pièce à l'autre, tenant parfois une serpillière ou une casserole dont elle avait oublié l'usage. «Enterremen de son père… Enterrement de son père…» Ses savates glissaient sur le carrelage en chuintant. Bruno se recroquevillait dans son lit, effaré; il se rendait compte qui tout cela finirait mal. Parfois elle commençait dès le matin, encore en robe de chambre et en bigoudis. «L'Algérie, c'est la France…»; puis le chuintement débutait. Elle marchait de long en large entre les deux pièces, sa tête observant un point invisible. «La France… La France…» répétait sa voix lentement décroissante.

Elle avait toujours été bonne cuisinière, et ce fut sa dernière joie. Elle préparait pour Bruno des repas somptueux, comme si elle avait été à la tête d'une tablée de dix personnes. Des poivrons à l'huile, des anchois, de la salade de pommes de terre: il y avait parfois cinq entrées différentes avant le plat principal - des courgettes farcies, un lapin aux olives, parfois un couscous. La seule chose qu'elle ne réussissait pas bien, c'était la pâtisserie; mais les jours où elle touchait sa pension elle ramenait des boîtes de nougat, de la crème de marrons, des calissons d'Aix. Peu à peu, Bruno devint un enfant obèse et craintif. Elle-même ne mangeait presque rien. Le dimanche matin, elle se levait un peu plus tard; il allait dans son lit, se blottissait contre son corps décharné. Parfois il s'imaginait armé d'un couteau, se relevant dans la nuit pour la poignarder en plein cœur; il se voyait ensuite effondré, en larmes, devant son cadavre; il s'imaginait qu'il mourrait peu après.

À la fin 1966 elle reçut une lettre de sa fille, qui avait eu son adresse par le père de Bruno - elle correspondait avec lui tous les ans à Noël. Janine n'exprimait pas de regrets particuliers pour le passé, qui était évoqué dans la phrase suivante: «J'ai appris la mort de papa et ton déménagement.» Elle annonçait par ailleurs qu'elle quittait la Californie pour revenir habiter dans le Sud de la France; elle ne donnait pas d'adresse.

Un matin de mars 1967, en essayant de préparer des beignets de courgettes, la vieille femme renversa une bassine d'huile bouillante. Elle eut la force de sortir dans le couloir de l'immeuble, ses hurlements alertèrent des voisins. Le soir, en sortant de l'école, Bruno vit madame Haouzi, qui habitait au-dessus; elle l'emmena directement à l'hôpital. Il eut le droit de voir sa grand-mère quelques minutes; ses plaies étaient dissimulées par les draps. On lui avait donné beaucoup de morphine; elle reconnut cependant Bruno, prit sa main entre les siennes; puis on emmena l'enfant. Le cœur lâcha dans la nuit.

Pour la seconde fois, Bruno se trouva confronté à la mort; pour la seconde fois, le sens de l'événement lui échappa à peu près totalement. Des années plus tard, lors de la remise d'un devoir de français ou d'une composition d'histoire réussie, il se promettait encore d'en parler à sa grand-mère. Aussitôt après, bien sûr, il disait qu'elle était morte; mais c'était une pensée intermittente, qui n'interrompait pas réellement leur dialogue. Lorsqu'il fut reçu à l'agrégation de lettres modernes, il commenta longuement ses notes avec elle; à l'époque, cependant, il n'y croyait plus que par éclipses. Pour l'occasion, il avait acheté deux boîtes de crème de marrons; ce fut leur dernière grande conversation. Après la fin de ses études, une fois nommé à son premier poste d'enseignant, il s'aperçut qu'il avait changé, qu'il n'arrivait plus vraiment à entrer en contact avec elle; l'image de sa grand-mère disparaissait lentement derrière le mur.

Le lendemain de l'enterrement eut lieu une scène étrange. Son père et sa mère, qu'il voyait tous les deux pour la première fois, discutèrent de ce qu'ils allaient faire de lui. Ils étaient dans la pièce principale de l'appartement de Marseille; Bruno les écoutait, assis sur son lit. Il est toujours curieux d'entendre les autres parler de soi, surtout quand ils ne semblent pas avoir conscience de votre présence. On peut avoir tendance à en perdre conscience soi-même, ce n'est pas déplaisant. En somme, il ne se sentait pas directement concerné. Cette conversation devait pourtant jouer un rôle décisif dans sa vie, et par la suite il se la remémora de nombreuses fois, sans d'ailleurs jamais parvenir en ressentir une réelle émotion. Il ne parvenait pas établir un rapport direct, un rapport charnel entre lui et ces deux adultes qui ce jour-là, dans la salle à manger, le frappèrent surtout par leur grande taille et leur jeunesse d'allure. Bruno devrait rentrer en sixième en septembre, il fut décidé qu'on trouverait un internat et que son père le prendrait à Paris les week-ends. Sa mère essaierait de le prendre en vacances de temps à autre. Bruno n'avait pas d'objection; ces deux personnes ne lui paraissaient pas directement hostiles. De toute façon, la vraie vie, c'était la vie avec sa grand-mère.