Le vieux Pokrovski passa toute la nuit dans le couloir, devant la porte de la chambre de son fils, où on avait étendu une natte pour lui sur le plancher. Il entrait à tout moment chez son fils. Il était effrayant à voir. Le chagrin l'écrasait à tel point qu'il semblait devenu complètement insensible et stupide. Sa tête branlait de frayeur. Il tremblait du reste de tout son corps et chuchotait sans arrêt comme s'il discutait avec lui-même. Je pensais qu'il deviendrait fou de chagrin.
Peu avant l'aube, le vieillard, épuisé par la souffrance, s'endormit sur sa natte. Vers huit heures, son fils commença à mourir, et je réveillai le père. Pokrovski avait toute sa lucidité à ce moment et il prit congé de nous tous. Chose bizarre: je ne parvenais pas à pleurer, mais mon âme se déchirait.
Ce furent surtout ses derniers instants qui me torturèrent le plus. Il ne cessait de demander quelque chose de sa langue qui s'embrouillait, et je ne parvenais pas à comprendre ce qu'il désirait. Mon cœur se brisait de désespoir. Il s'agita une heure entière, possédé par un désir incompréhensible, s'efforçait de se faire comprendre par signe avec ses mains refroidies et se remettait ensuite à supplier d'une voix éteinte, lamentable et sourde où passaient déjà des râles. Mais les mots qu'il prononçait n'étaient plus que des sons inarticulés, et je fus de nouveau incapable de les comprendre. Je lui amenai l'une après l'autre toutes les personnes de la maison, je lui offris à boire, mais il ne cessait de hocher tristement la tête. Je compris finalement ce qu'il voulait. Il me demandait de soulever le rideau de la fenêtre et d'ouvrir les volets. Il désirait probablement jeter un dernier regard sur le jour, sur la création divine, sur le soleil. J'écartai le rideau, mais le jour naissant était pâle et triste, comme la vie qui s'éteignait dans le pauvre mourant. Il n'y avait pas de soleil. Les nuages couvraient le ciel d'un voile opaque. Le temps était pluvieux, et tout paraissait sombre, désolé. Une fine pluie tambourinait contre les vitres et dégoulinait sur elles en ruissellements froids, sales. La lumière du jour pénétrait à peine dans la chambre, sans parvenir à faire pâlir la petite lampe brûlant devant l'icône. Le mourant posa sur moi un regard chargé d'une tristesse immense et secoua la tête. Une minute plus tard, il était mort.
Anna Fiodorovna prit les mesures nécessaires pour les funérailles. On acheta un cercueil tout simple, et on loua un charretier. Pour se dédommager de ses dépenses, elle s'empara de tous les livres et des objets personnels du défunt. Le vieux père protesta, se disputa avec elle bruyamment, lui reprit autant de volumes qu'il put, en remplit ses poches, en fourra jusque dans son chapeau, et ne voulut pas se séparer d'eux durant les trois jours qui suivirent, prétendant même les prendre avec lui à l'église. Il semblait devenu stupide et s'agitait continuellement, l'air hébété, autour du cercueil comme pour l'entourer de soins étranges. Tantôt il rajustait le bandeau mortuaire sur le front du défunt, tantôt il allumait les bougies ou les déplaçait. Il était visible que son esprit ne parvenait plus à se fixer sur rien. Ni ma mère, ni Anna Fiodorovna n'assistèrent à l'office funèbre à l'église. Ma mère se sentait mal, et Anna Fiodorovna, qui avait eu l'intention de s'y rendre, se disputa au dernier moment avec le vieux Pokrovski et préféra rester à la maison. J'y assistai donc seule, avec le père. Pendant l'office, une sorte d'angoisse m'envahit, comme un pressentiment effrayé de l'avenir. J'eus à peine la force de rester jusqu'à la fin du service. On ferma enfin le cercueil, on le cloua et on le plaça sur la voiture du charretier qui s'éloigna aussitôt. Je l'accompagnai jusqu'au bout de la rue seulement, car le charretier poussa son cheval au trot à partir de cet endroit. Le vieux courait derrière la voiture en pleurant à pleine voix, et ses sanglots saccadés paraissaient secoués par la rapidité de sa course. Le malheureux perdit son chapeau et ne s'arrêta même pas pour le ramasser. La pluie mouillait sa tête, le vent s'était levé, un froid très vif piquait son visage que fouettaient les rafales. Mais le vieux ne sentait rien et, en pleurant, passait d'un côté à l'autre de la voiture. Les pans de sa redingote fripée volaient et se soulevaient dans l'air comme des ailes. Des livres sortaient de toutes ses poches, et il tenait dans ses mains un énorme volume auquel il paraissait se cramponner comme à une bouée. Les passants ôtaient leurs chapeaux et se signaient. D'autres s'arrêtaient et regardaient avec étonnement le malheureux vieillard. À chaque instant, des livres s'échappaient de ses poches et tombaient dans la boue de la route. On l'arrêtait, on attirait son attention sur la chute, il les ramassait et repartait pour rattraper le corbillard. À l'angle de la rue, une pauvresse, une sorte de vieille mendiante se joignit à lui et suivit avec lui le convoi solitaire. La voiture obliqua et je la perdis de vue finalement. Je rentrai chez nous, et me jetai sur la poitrine de ma mère, en proie à un désespoir profond. Je serrais très fort ma mère dans mes bras, je la couvrais de baisers et je sanglotais, en me pressant contre elle craintivement, comme si je m'efforçais de retenir dans mon étreinte le dernier ami qui me restait en ce monde, de le disputer à la mort… Mais l'ange de la mort se tenait déjà aux côtés de ma pauvre maman…
11 juin.
Comment vous remercier, Makar Alexéievitch, pour cette promenade d'hier sur les îles! Il faisait si frais là-bas, si bon, et que de verdure! Tant de temps déjà que je n'avais vu de verdure – durant ma maladie je croyais que j'allais mourir, je considérais ma mort comme proche et inéluctable – jugez ainsi de ce que j'ai dû ressentir, éprouver hier au cours de cette promenade! Ne m'en voulez pas de ce que j'aie été si triste tout le temps. J'étais très contente, très heureuse, au contraire, mais il se mêle toujours de la tristesse à mes meilleurs instants de bonheur. Si j'ai pleuré un peu, il ne faut pas y faire attention, je ne sais pas moi-même pourquoi je pleure parfois. Ma sensibilité est aiguë, facilement irritable, et mes impressions ont des prolongements douloureux. Le ciel pâle et sans nuages, le coucher du soleil, la paix du soir, tout cela y a contribué peut-être, je l'ignore. J'étais sans doute prédisposée hier à ressentir les choses avec tristesse et d'un cœur lourd, si bien que mon âme semblait sur le point d'éclater par moments et les larmes se pressaient soudain à mes yeux. Mais pourquoi vous écrire tout cela? Ce sont des sentiments pénibles, et qu'il est plus pénible encore d'exprimer. Peut-être me comprendrez-vous néanmoins: j'étais joyeuse et triste à la fois! Que vous êtes bon, en vérité, Makar Alexéievitch! Hier, vous ne cessiez de me regarder dans les yeux, afin d'y lire mes impressions, et vous vous enthousiasmiez de mon enthousiasme. Qu'il s'agît d'un bosquet, d'une allée, d'une pièce d'eau, vous étiez là aussitôt, devant moi, tout fier, et me regardiez dans les yeux sans cesse, comme si vous me faisiez admirer vos domaines. Cela prouve que vous avez un bon cœur, Makar Alexéievitch. C'est pour cela que je vous aime justement. Adieu maintenant. Je suis de nouveau malade aujourd'hui. Je me suis mouillé les pieds hier et j'ai pris froid. Fédora n'est pas bien non plus, en sorte que nous voilà deux malades à la maison. Ne m'oubliez pas, venez me voir plus souvent.
Votre V. D.