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Je vous ai parlé des dispositions présentes d'Anna Fiodorovna. Elle me taxe d'ingratitude, moi, et décline toute responsabilité, rejette l'accusation d'avoir été de connivence avec Monsieur Bykov! Elle m'invite à revenir chez elle, affirmant que je deviens une mendiante et que je suis sur un mauvais chemin. Elle promet, pour le cas où je retournerai chez elle, d'arranger les choses avec Monsieur Bykov et d'obliger celui-ci à réparer ses torts envers moi. Elle assure que Monsieur Bykov est disposé à me constituer une dot. J'aime mieux les ignorer! Je me trouve bien ici, avec vous, avec ma bonne Fédora, dont l'attachement pour moi me rappelle ma défunte nourrice. Et quant à vous, bien que mon parent éloigné seulement, vous me protégez par l'autorité de votre nom. Ces gens-là, je ne les connais pas au fond. Je m'efforcerai de les oublier si je puis. Que me veulent-ils encore? Fédora prétend que ce ne sont que cancans de leur part et qu'ils finiront par me laisser tranquille. Que Dieu nous l'accorde!

V. D.

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21 juin.

Ma tourterelle, ma petite mère,

Je désire vous écrire, mais ne sais par où commencer. N'est-il pas étrange, ma petite mère, que nous vivions maintenant de cette façon, vous et moi? Je le dis parce que je n'ai jamais encore connu, de toute mon existence, des journées aussi heureuses. C'est comme si le Seigneur avait daigné m'accorder un foyer et une famille. Mon enfant, vous êtes mon adorable petit enfant! Que me racontez-vous là au sujet de ces quatre chemisettes que je vous ai envoyées? Vous en avez besoin, je l'ai su par Fédora. Pour moi, ma petite mère, c'est un immense bonheur que de pouvoir satisfaire vos vœux. C'est mon plaisir à moi, laissez-le moi, ma petite mère! Ne m'en privez pas, ne me faites pas de chagrin, n'élevez pas d'objections tout le temps. Jamais je n'ai connu de période comme celle-ci. Je commence à savoir ce que c'est que la vie, je me lance dans le monde. Tout d'abord, j'ai l'impression de vivre doublement, puisque vous demeurez près de moi, pour ma consolation. Ensuite, un autre locataire m'a invité à prendre aujourd'hui le thé avec lui. C'est mon voisin, Rataziaiev, ce fonctionnaire justement qui organise des soirées littéraires chez lui. Il y a réunion ce soir, nous ferons de la littérature. Voilà ce que nous faisons maintenant, ma petite mère, voilà ce que nous sommes actuellement! Adieu pour l'instant. J'écris tout cela comme ceci, sans aucun but, uniquement pour vous faire savoir que je me porte bien. Vous m'avez fait dire, ma douce âme, par Thérèse, que vous avez besoin d'un peu de soie teinte pour vos travaux de couture. J'en achèterai, ma petite mère, j'en achèterai; j'achèterai de la soie aussi. Dès demain, j'aurai le plaisir de vous donner pleine satisfaction sur ce point. Je sais où l'on en vend d'ailleurs. Et je demeure, en attendant,

Votre ami sincère,

Makar DIÉVOUCHKINE.

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22 juin.

Chère Madame Varvara Alexéievna,

Je dois vous informer, ma très chère amie, qu'un grand malheur est survenu dans notre appartement, un événement digne de la plus profonde compassion! Ce matin vers cinq heures, la mort a enlevé l'un des enfants de Madame Gorchkov. J'ignore de quoi il était malade, si c'est de scarlatine ou de quelque autre mal, Dieu sait! J'ai rendu visite à ces Gorchkov. Eh bien! ma petite mère, en voilà de pauvres gens! Quelle misère chez eux! Et quel désordre aussi! Ce n'est pas surprenant d'ailleurs: toute la famille vit dans une seule chambre, partagée en deux par un simple paravent pour la décence. Ils ont déjà acquis un petit cercueil, très simple mais assez joli: ils l'ont acheté tout fait. C'était un garçon d'une dizaine d'années qui leur donnait, dit-on, des espérances. Ça fait pitié de les voir, savez-vous, Varinka. La mère ne pleure point, mais elle a l'air si affreusement triste, la malheureuse! C'est sans doute un soulagement pour eux qu'il y en ait un de moins à nourrir maintenant. Mais il leur en reste deux encore, un nourrisson et une petite fille, âgée d'un peu plus de six ans. Quel plaisir peut-il y avoir en vérité à voir souffrir un enfant, lorsque c'est le vôtre par surcroît, votre propre chair, et qu'on n'a pas la possibilité de l'aider en rien! Le père, dans son habit usé et graisseux, ne bouge pas de sa chaise branlante. Des larmes coulent sur ses joues. Ce n'est peut-être pas de chagrin qu'il pleure, du reste, mais comme ça, par habitude, parce que ses yeux se mouillent, étant pourris de misère et de faiblesse. Il est si bizarre, cet homme! Il rougit constamment quand on lui parle, se trouble et ne sait que répondre. La fillette, sa fille, se tient appuyée contre le cercueil avec un petit visage si triste, si pensif, la pauvrette! Je n'aime pas, ma petite mère Varinka, je n'aime pas, savez-vous, que les enfants se mettent à réfléchir. Ce n'est pas agréable à voir. Une sorte de poupée faite de chiffons traîne sur le plancher à ses pieds, mais elle ne joue pas. Un petit doigt appuyé sur la bouche, elle reste là, sans bouger. Notre logeuse lui a donné un bonbon, elle ne l'a pas mangé. C'est bien triste, Varinka, n'est-ce pas?

Makar DIÉVOUCHKINE.

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25 juin.

Excellent Makar Alexéievitch!

Je vous renvoie le livre que vous m'avez prêté. C'est un livre impossible, on a honte de le tenir en mains. Où donc avez-vous déniché cette perle? Plaisanterie à part, aimez-vous réellement des ouvrages de ce genre, Makar Alexéievitch? On m'a promis ici l'autre jour de me procurer quelque chose à lire. Je vous prêterai ce livre si vous le voulez. Pour l'instant, au revoir. Je n'ai réellement pas le temps d'écrire davantage.

V. D.

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26 juin.

Ma chère Varinka!

Le fait est que je n'avais réellement pas lu ce petit livre-là, ma petite mère. J'en ai parcouru quelques lignes, il m'a semblé que c'était amusant, qu'il était écrit pour faire rire les gens, et je me suis dit alors qu'il devait être sans doute très drôle. Peut-être aura-t-il la chance de plaire à Varinka? C'est pour cela que je vous l'ai envoyé.

Il se trouve que Rataziaiev m'a promis de me passer de la littérature intéressante. De cette façon vous aurez des livres, ma petite mère. Rataziaiev s'y entend, c'est un homme savant. Il écrit lui-même, et comment! Il a une plume si vive, si alerte, et quel style! Il a du style dans chaque mot, c'est incroyable. Dans le mot le plus simple, le plus banal, dans un de ces mots que je pourrais dire, moi par exemple, à Faldoni ou à Thérèse, il trouve le moyen, lui, de mettre du style. J'assiste également à ses soirées. Nous fumons la pipe et il nous fait la lecture, parfois jusqu'à cinq heures de suite, tandis que nous écoutons. Vrai, ce n'est même pas de la littérature, c'est une délectation! C'est de la beauté, des fleurs, tout le temps des fleurs. Il y aurait de quoi en faire un bouquet à chaque page. Il est d'ailleurs si prévenant, si bon, si gentil. Que suis-je, moi, devant lui? Rien, absolument rien! C'est un homme avec de la renommée, tandis que moi, que suis-je donc? Rien, je n'existe pas. Et pourtant, il est si bienveillant envers moi. Je copie pour lui certaines choses. Surtout, ne vous imaginez pas, Varinka, qu'il y ait une arrière-pensée dans tout cela, et qu'il se montre gentil envers moi pour que je lui fasse des copies. Ne croyez pas les calomnies, ma petite mère. Ne croyez pas ces viles calomnies! Non, non! Je le fais spontanément, de ma propre volonté, je copie ses travaux pour lui faire plaisir, et s'il se montre bienveillant envers moi, c'est aussi pour me faire plaisir, c'est certain. Je sais apprécier la délicatesse de ce procédé, ma petite mère. C'est un homme bon, très bon, et un écrivain incomparable.