C'est une bonne chose que la littérature, Varinka, une chose remarquable, je l'ai su par eux avant-hier. Et c'est une chose profonde! Elle raffermit le cœur, elle instruit, et ainsi de suite, je ne me souviens pas de tout ce qui est dit à ce sujet dans leur livre. C'est un ouvrage si bien écrit! La littérature, c'est un tableau, c'est-à-dire à la fois un tableau et un miroir. On y trouve des passions, de l'expression, une critique tellement fine, des enseignements édifiants et des documents. Je l'ai appris chez eux, tout cela. Je vous avouerai franchement, ma petite mère, que lorsque je suis assis parmi eux, écoutant (en allumant ma pipe, tout comme eux), et qu'ils commencent à discuter, à parler de différentes matières, je me trouve souvent très penaud, ma petite mère. Nous ne pouvons plus que nous taire, vous et moi, en de telles circonstances. Je sens alors que je ne suis qu'un imbécile, j'ai honte de moi, et je m'efforce durant des heures de trouver un petit mot, ne fût-ce qu'un demi-mot à placer dans la conversation. Mais, comme par un fait exprès, ce petit mot ne me vient pas. Quel regret me prend, Varinka, dans ces moments, de ne pas être à la hauteur, de ne pas savoir, d'avoir grandi, selon le proverbe, en oubliant d'emporter avec moi mon intelligence. À quoi est-ce que je passe, par exemple, mes heures de loisir? Je dors, je dors stupidement, alors qu'au lieu de ce sommeil superflu, je pourrais m'adonner à des occupations agréables. M'asseoir à ma table, et écrire, par exemple. Ce serait utile pour moi, et agréable pour d'autres. Si vous saviez seulement, ma petite mère, si vous saviez ce qu'ils se font payer leurs écrits, que le Seigneur leur pardonne! Tenez, ce Rataziaiev, il en touche, il en touche! Qu'est-ce que ça lui coûte d'écrire une feuille? Il peut en remplir cinq certains jours, et il reçoit, à ce qu'il m'a dit, jusqu'à trois cents roubles par feuille. Et s'il lui arrive d'y ajouter une anecdote ou quelque chose d'original, il obtient cinq cents roubles, rubis sur l'ongle, et il les obtient, rien à faire! Parfois même – mais c'est plus rare – on lui paie jusqu'à mille roubles. Qu'en pensez-vous, Varvara Alexéievna? Ce n'est pas tout. Il possède un cahier de vers. Ce ne sont pas des vers très longs, et il en demande sept mille roubles, ma petite mère, sept mille roubles, imaginez-vous ça! Mais c'est le prix d'une propriété immobilière, d'une maison de rapport! Il me dit qu'on lui en a offert déjà cinq mille, mais il a refusé. J'ai voulu le raisonner: «Acceptez donc cinq mille de ces gens-là, acceptez l'offre et envoyez-les promener ensuite. Après tout, cinq mille roubles, c'est une fortune!» «Non, me répondit-il, j'en veux sept mille, et ils finiront par me les donner, ces filous!» Vrai, c'est un homme remarquable! Puisque je vous parle de lui, ma petite mère, eh bien, pourquoi ne vous transcrirais-je pas ici un passage des Passions italiennes? Allons-y! C'est le titre d'une œuvre qu'il a écrite. Lisez vous-même, Varinka, et jugez ensuite:
«… Vladimir tressaillit, et les passions se déchaînèrent en lui furieusement, son sang se mit à bouillonner…
» – Comtesse! – s'écria-t-il – Oh, comtesse! Vous ne devinez pas à quel point cette passion est terrible, vous ne mesurez pas l'immensité de ma folie. Non, mes rêves ne m'ont point menti. J'aime, j'aime avec fureur, avec extase, avec rage, j'aime comme un insensé! Tout le sang de ton époux ne suffirait pas pour éteindre cet enthousiasme délirant, pour calmer ce feu qui me dévore. De misérables obstacles n'arrêteront pas les vagues tumultueuses et irrésistibles qui soulèvent mon cœur, et ne viendront pas à bout des flammes infernales qui se démènent dans mon âme lasse et inassouvie. Oh, Zénaïde, Zénaïde…
» – Vladimir! – murmura la comtesse, en appuyant la tête sur son épaule.
» – Zénaïde! – s'écria Smielski au comble de la joie.
» Un soupir s'échappa de sa poitrine. L'incendie alluma des lueurs éclatantes sur l'autel de l'amour, et fit tressaillir la poitrine des malheureux amants.
» – Vladimir! – murmura de nouveau la comtesse en extase. Sa poitrine se soulevait, ses joues s'empourpraient, ses yeux brillaient…
» De nouvelles, de monstrueuses épousailles furent consommées!»
«Une demi-heure plus tard, le vieux comte pénétrait dans le boudoir de sa femme.
» – Ne conviendrait-il pas, ma gazelle, de commander un samovar pour notre cher hôte? demanda-t-il en pinçant amicalement la joue de son épouse.»
Eh bien, je vous le demande, ma petite mère, qu'en pensez-vous après cela? C'est un peu osé, je l'admets, on ne peut le nier, mais quelle beauté en revanche, et quel style! Ce qui est bien est bien. Si vous le permettez, je vous transcrirai encore un fragment du récit intitulé: Ermak et Zouleïka.
Figurez-vous, ma petite mère, que le cosaque Ermak, le farouche et redoutable conquérant de la Sibérie, est tombé amoureux de Zouleïka, fille du tsar sibérien Koutchoum, devenue sa captive. C'est une histoire de l'époque d'Ivan le Terrible comme vous le voyez. Voici l'entretien d'Ermak avec Zouleïka:
«- Tu m'aimes donc, Zouleïka? Oh! répète-le, répète-le!
» – Je t'aime, Ermak! murmura Zouleïka.
» – Ô cieux! ô terre! grâces vous en soient rendues! Je suis heureux! Vous m'avez donné tout ce dont rêva, depuis l'adolescence, mon âme ardente et tragique. Voilà donc où tu m'as conduit, étoile de mon destin, voilà pourquoi tu m'as mené si loin, au delà de la Ceinture de pierre! Je ferai admirer ma Zouleïka au monde entier, et les hommes, ces monstres furieux, n'oseront pas me blâmer! Oh! s'ils étaient capables de comprendre les souffrances de son âme tendre, s'ils pouvaient voir le poème qu'enferme une seule des larmes de ma Zouleïka! Oh! laisse-moi essuyer cette larme avec mes baisers, laisse-moi boire cette larme bénie, cette larme divine… créature céleste!
» – Ermak! dit Zouleïka, le monde est méchant, les hommes sont injustes. Ils nous persécuteront, ils nous condamneront, mon cher Ermak! Que deviendra dans votre société froide, glacée, orgueilleuse et sans cœur la pauvre fille grandie dans les neiges de sa Sibérie natale, et qui n'a jamais vécu que sous la tente de son père? Les hommes ne me comprendront pas, mon adoré, chevalier de mes rêves!
» – En ce cas, le sabre cosaque s'abattra en sifflant sur leurs têtes! hurla Ermak, les yeux fous.»
Vous imaginez-vous maintenant, Varinka, comment il s'agitera, cet Ermak, lorsqu'il apprendra que sa Zouleïka a été assassinée? Le vieux roi aveugle Koutchoum, profitant de la nuit, s'est glissé, en l'absence d'Ermak, dans son camp, et il a tué sa propre fille dans le dessein de porter un coup mortel à Ermak qui lui a ravi son sceptre et sa couronne.