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Fédora m'a procuré un livre, Les Contes de Bielkine, que je vous envoie pour le cas où vous aimeriez le lire. Je vous prie seulement de prendre bon soin du volume et de ne pas le garder trop longtemps, car il ne m'appartient pas. C'est une œuvre de Pouchkine. J'ai lu, il y a deux ans, ces récits en compagnie de ma mère, et j'ai éprouvé tant de tristesse à les relire maintenant. Si vous avez d'autres livres, envoyez-les moi, mais à condition qu'ils ne viennent pas de Rataziaiev. Il ne manquerait pas de vous donner ses propres œuvres s'il a déjà publié quelque chose. Comment pouvez-vous goûter ce qu'il écrit, Makar Alexéievitch? Ce sont des inepties… Adieu pour l'instant! Je me suis attardée à bavarder avec vous. Quand je suis triste, je trouve du plaisir à causer de n'importe quoi. C'est un bon remède. Je me sens soulagée ensuite, tout particulièrement si j'ai pu dire ce que j'avais sur le cœur. Adieu, adieu, mon ami.

Votre V. D.

* * * * *

28 juin.

Ma petite mère Varvara Alexéievna!

Quand donc cesserez-vous de vous tourmenter et de vous affliger sans motif? Comment n'avez-vous pas honte? Voyons, mon petit ange, soyez raisonnable! Comment pouvez-vous vous faire des idées pareilles? Vous n'êtes pas malade, mon âme, pas du tout malade. Vous êtes florissante, au contraire, épanouie, je vous l'assure. Un peu pâle peut-être, mais florissante malgré tout. Qu'est-ce aussi que ces histoires de rêves que vous faites ou de visions? Laissez donc ces sottises, ma tourterelle, n'y pensez plus. Envoyez ces rêves à tous les diables, et basta! Comprenez-vous? Pourquoi est-ce que je n'en fais pas, moi? Est-ce que je rêve, moi, est-ce que j'ai des visions? Répondez-moi, prenez exemple sur moi, ma petite mère. Je vis paisiblement, je dors bien, je me porte comme un charme, cela fait plaisir à voir. Oubliez ces sornettes, mon âme, oubliez-les! Je connais votre petite tête, mon enfant. Il suffit d'un rien pour que vous vous mettiez à rêver, et vous devenez triste aussitôt. Pour l'amour de moi, ne le faites plus, mon amour.

Prendre un emploi dans une maison étrangère? Jamais de la vie! Non et non, quelle idée avez-vous eue là? Qu'est-ce qui vous a pris tout à coup? Et loin d'ici encore! Mais non, ma petite mère, je ne le permettrai pas, je m'opposerai de toutes mes forces à ce projet. Je vendrai mon vieux frac, et sortirai en chemise s'il le faut, mais vous ne manquerez de rien chez nous. Non, Varinka, non! Je vous connais, moi. Ce sont des idées absurdes, insensées. Pour sûr, c'est Fédora qui est cause de tout. C'est, je crois, une femme stupide et c'est elle qui a dû vous influencer. Ne croyez pas ce qu'elle dit, ma petite mère. Sans doute ne la connaissez-vous pas encore, cette Fédora? C'est une femme sotte, querelleuse, qui parle à tort et à travers. C'est ainsi qu'elle a conduit au tombeau son malheureux mari. Ou bien vous aurait-elle inspiré quelque mécontentement de votre vie présente? Non, non, ma petite mère, pour rien au monde. Que deviendrais-je, moi, en ce cas, que me resterait-il à faire? Non, Varinka, ma petite âme, chassez ces idées de votre tête. Que vous manque-t-il donc chez nous? Votre présence est une source permanente de joie pour nous, vous nous aimez, vivez donc tranquillement là où vous êtes maintenant. Faites de la couture ou lisez, ou plutôt non, ne cousez pas, c'est égal, mais restez avec nous. Sinon, où irons-nous, jugez vous-même… Je vous apporterai des livres, et peut-être que nous ferons une nouvelle promenade dans quelque temps, mais laissez ces projets, ma petite mère, laissez-les, devenez raisonnable et ne faites pas de sottes histoires pour des riens. Je viendrai vous voir, je viendrai bientôt, mais en revanche permettez-moi de vous le dire franchement et sincèrement: c'est mal, ma petite âme, c'est très mal. Je sais que je suis un homme sans instruction, je le reconnais moi-même, je n'ai pas fait d'études et ce n'est pas de cela d'ailleurs que je veux parler, ce n'est pas de moi qu'il s'agit en ce moment. Mais je ne laisserai pas toucher à Rataziaiev, c'est vous qui l'avez voulu. Il est mon ami et c'est pourquoi je le défends. Il écrit bien, très bien même, il écrit admirablement, je dirai même qu'il écrit à merveille. Je ne suis pas d'accord avec vous et ne saurais en aucun cas approuver votre jugement. Il a un style fleuri, élégant, avec des images, et avec des idées. C'est très bien, en vérité. Vous avez peut-être lu ces passages dans un moment de distraction ou d'insensibilité, Varinka, vous les avez lus sans cœur, ou bien vous étiez de mauvaise humeur, ou peut-être étiez-vous fâchée contre Fédora, ou quelque incident désagréable vous préoccupait-il à ce moment. Non, il faut que vous les relisiez encore une fois, et avec du sentiment; il faut que vous les relisiez de façon attentive, lorsque vous serez dans un état d'âme agréable, que vous vous sentirez contente ou gaie, par exemple en croquant un bonbon ou en le suçant: c'est à ce moment-là que vous devriez relire ces passages. Je ne conteste pas (qui donc le contesterait?) qu'il existe de plus grands écrivains que Rataziaiev, il en est même de beaucoup plus grands. Mais si ces auteurs célèbres sont excellents, Rataziaiev, lui aussi, est remarquable. Ils écrivent fort bien, et il écrit très bien aussi. Il est à part, il écrit comme ça à sa façon, et il fait très bien d'écrire. Adieu maintenant, ma petite mère, il m'est impossible de prolonger cette lettre. Je suis pressé, des affaires m'appellent. Mais je vous en supplie, ma petite mère, mon hirondelle, calmez-vous, et que le Seigneur soit avec vous. Pour moi, je demeure

votre ami fidèle,

Makar DIÉVOUCHKINE.

P.-S. Merci pour le livre, ma chère amie. Je lirai aussi Pouchkine, puisque vous le désirez. Et ce soir, je viendrai chez vous, je vous le promets.

* * * * *

Mon cher Makar Alexéievitch!

Non, mon ami, non, je ne puis continuer à vivre parmi vous. J'ai changé d'avis et j'ai compris que j'agirais très mal en refusant un emploi si avantageux. J'y trouverai à tout le moins un morceau de pain assuré. Je me donnerai de la peine, je saurai gagner la sympathie de ces étrangers, je m'efforcerai même de modifier mon caractère si c'était nécessaire. Il est certes dur et douloureux de vivre chez des étrangers, de dépendre de leur bienveillance, de se contraindre et de cacher ses sentiments, mais le Seigneur m'aidera. Je ne puis tout de même pas rester une sauvage toute ma vie. Il m'est déjà arrivé de me trouver dans des situations de ce genre. Je m'en souviens, c'était quand j'étais petite et vivais dans un pensionnat. Parfois, je passais tout le dimanche à la maison à sauter, à gambader, au point que ma mère me grondait certains jours, mais cela ne me faisait rien, je me sentais l'âme si gaie, si légère. Mais quand le soir venait, une tristesse mortelle tombait sur moi, car il fallait rentrer au pensionnat pour neuf heures, et là tout m'était étranger, tout me semblait froid, sévère. Les gouvernantes se montraient si acariâtres le lundi. Alors, mon cœur se serrait douloureusement, l'envie de pleurer me venait. J'allais me cacher dans un coin obscur et j'y versais secrètement des larmes silencieuses, des larmes solitaires que je cachais, de crainte qu'on ne me taxe de paresse. Mais ce n'est pas pour cela que je pleurais, ce n'est pas parce qu'il fallait reprendre le travail et les leçons. Eh bien, j'ai fini par m'y habituer! Je m'y suis si bien habituée que, plus tard, lorsque vint le moment de quitter le pensionnat, je pleurai également, en prenant congé de mes amies. Je fais mal de vivre à votre charge à vous deux. Cette pensée-là me torture. Je vous le dis ouvertement parce que je suis toujours franche avec vous. Croyez-vous que je ne remarque pas que Fédora se lève de bonne heure chaque matin pour se mettre à la lessive et qu'elle travaille ensuite jusque tard dans la nuit? Or ses vieux os ont besoin de repos. Pensez-vous que j'ignore que vous vous ruinez pour moi, que vous sortez jusqu'à vos derniers kopecks et les dépensez pour moi? Ce n'est pas avec vos ressources que vous pouvez le faire, mon ami. Vous m'écrivez, dans votre lettre, que vous vendrez au besoin vos derniers objets afin que je ne manque de rien. Je vous crois, mon ami, je crois en votre bon cœur, mais ce sont là des choses que vous dites maintenant. Actuellement, vous avez des ressources inespérées, par suite de la gratification que vous avez reçue. Mais qu'en sera-t-il plus tard? Je suis constamment souffrante, vous le savez bien. Je ne suis pas en état de travailler comme vous, encore que je ne demande pas mieux que de le faire. Et d'ailleurs je ne trouve pas du travail autant qu'il m'en faudrait. Que me reste-t-il à tenter en ce cas? Que vais-je devenir ici? Me morfondre de tristesse en vous voyant travailler tous les deux, mes chers, mes bons amis? Comment pourrais-je me rendre utile à vous si peu que ce fût? Et en quoi vous suis-je tellement indispensable, mon ami? Quel bien vous ai-je fait? Je suis seulement attachée à vous de toute mon âme, je vous aime beaucoup, énormément, de tout mon cœur, mais mon destin est amer! Je sais aimer et je puis aimer, et c'est tout, hélas! car je ne suis pas en mesure de faire le bien moi-même, ni de vous rendre la pareille pour vos bienfaits. Ne me retenez donc pas davantage, réfléchissez bien et faites-moi connaître votre dernier mot. Dans cette attente, je demeure