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votre dévouée,

V. D.

* * * * *

1er juillet.

Absurde, absurde, Varinka! Tout cela est absurde. Dès qu'on cesse de veiller sur vous, vous vous mettez Dieu sait quoi dans la tête, et vous trouvez alors qu'il y a ceci qui ne va pas, et puis ceci encore, et je ne sais quoi. Je vois maintenant que tout cela ne tient pas debout. Que vous faut-il donc, de quoi vous plaignez-vous, ma petite mère? Dites-nous ce qui vous manque ici. On vous aime, vous nous aimez, nous voici tous heureux et contents; que vous faut-il de plus? Vous imaginez-vous, par contre, ce que serait votre existence chez des étrangers? C'est que vous ne savez pas encore ce que c'est que des étrangers, sûrement vous ignorez ce que c'est qu'un étranger?… Adressez-vous à moi, je pourrai vous le dire. Je le connais, ma petite mère, l'homme étranger, je le connais bien. Il m'est arrivé de manger de son pain. Il est méchant, Varinka, méchant, tellement méchant que ton pauvre petit cœur tout entier y passera, car il le rongera continuellement de ses reproches, de ses griefs, et puis de son mauvais regard. Chez nous, vous êtes bien, vous êtes au chaud, comme dans un petit nid, à l'abri de tout. En partant, c'est comme si vous nous abandonniez et nous preniez notre vie. Voyons, que deviendrions-nous ici sans vous? Que ferais-je, moi, pauvre vieillard, en ce cas? Vous dites que vous ne nous êtes utile en rien? Vous inutile? Comment cela? Non, ma petite mère, réfléchissez vous-même. Comment pourriez-vous ne pas nous être nécessaire? Vous m'êtes très utile, Varinka. Vous avez une influence si bienfaisante sur moi… En ce moment par exemple, je pense à vous et il y a de la gaieté dans mon cœur… Certains jours, je vous écris une lettre et j'y mets tout ce que je sens, toute mon âme, à quoi je reçois ensuite de vous une réponse détaillée. Je vous ai acheté une garde-robe, je vous ai fait faire un petit chapeau. Parfois, vous me chargez d'une commission, et je l'exécute également… Non, non, comment pouvez-vous dire après cela que vous ne m'êtes pas utile? Que ferai-je moi, sans vous, tout seul dans ma vieillesse, à quoi serai-je bon encore? Peut-être n'y avez-vous pas songé jusqu'ici, Varinka? Non, non, il faut absolument que vous y réfléchissiez, que vous vous demandiez: «À quoi sera-t-il utile désormais sans moi?» Je me suis habitué à vous, ma chère amie. Qu'adviendra-t-il en ce cas? Je m'en irai vers les rives de la Néva, et c'en sera fini! Oui, parfaitement, voilà comment les choses se passeront, Varinka! Que voulez-vous donc que je devienne sans vous? Oh! Varinka, Varinka, ma petite âme! Sans doute souhaitez-vous qu'un charretier m'emmène un de ces jours au cimetière de Volkovo, qu'une pauvresse, une mendiante en haillons se traîne derrière mon cercueil, seule à suivre le convoi, que des hommes jettent quelques pelletées de terre sur moi, pour s'éloigner ensuite, me laissant seul là-bas… C'est péché, péché que de parler ainsi, ma petite mère. C'est un péché, si, si, un péché, Dieu m'en est témoin! – Je vous retourne votre livre, mon enfant, chère Varinka, et si vous désirez, ma bonne petite, savoir ce que je pense de ces récits, je vous dirai que, de toute ma vie, je n'avais lu de livre aussi admirable. Je me demande aujourd'hui, ma petite mère, comment j'ai pu vivre jusqu'ici dans une telle ignorance, imbécile que je suis, que le Seigneur me le pardonne! Qu'ai-je fait? De quelle forêt suis-je sorti? Car je ne sais rien, ma petite mère, rien, absolument rien! Je vous le dirai, Varinka, en toute simplicité: je suis un homme sans instruction. J'ai peu lu jusqu'à présent, très peu, autant que rien: j'ai lu le

Tableau de l'Homme, une œuvre profonde; j'ai lu Le Petit Garçon qui joue avec des Clochettes, et les Oiseaux d'Ibicus, c'est tout, car je n'ai rien lu d'autre de ma vie. je viens d'achever maintenant, dans votre livre, Le Maître de Poste. Il faut que je vous le dise, ma petite mère: c'est extraordinaire que l'on puisse vivre en ce monde sans se douter qu'il existe, à proximité, un livre où toute notre vie se trouve contée comme par un témoin! Des choses qui étaient demeurées obscures pour moi dans mon passé, m'apparurent peu à peu, surgirent dans ma mémoire à mesure que je lisais ce récit, et je les revoyais, et je les comprenais pour la première fois. Et puis, il y a une autre raison encore qui m'a fait aimer votre livre: il y a des œuvres, admirables certes, mais quelle que soit leur valeur, on a beau les lire, on a beau se retourner les méninges parfois, c'est trop profond, trop intelligent, on n'y comprend rien, nous autres. Moi, par exemple, je l'avoue, j'ai l'esprit obtus, il a toujours été obtus d'ailleurs, c'est de naissance. Alors je ne suis pas capable de lire des ouvrages trop graves, trop importants pour moi. Mais ce livre-là, je le lis, et c'est comme si je l'avais écrit moi-même! Comme si l'auteur avait pris – si je puis m'exprimer ainsi – mon propre cœur, tel qu'il est en réalité, et l'avait montré publiquement, le tournant et le retournant de tous les côtés, pour le décrire dans tous ses détails, tout comme c'est – voilà ce que c'est! Et c'est si simple en vérité, si simple, mais oui! Bien sûr, et j'aurais pu en faire autant. Pourquoi n'en ferais-je pas autant, après tout? Car je sens exactement les mêmes choses, je les sens comme c'est dit dans ce livre, et il m'est arrivé de me trouver, moi aussi, dans des situations semblables à celle, par exemple, de ce Samson Vyrine, le malheureux! Car il y en a beaucoup parmi nous de ces Samson Vyrine, de ces êtres bons et misérables! Comme c'est habilement décrit! Les larmes ont presque jailli de mes yeux, ma petite mère, quand j'ai lu qu'il a bu, l'infortuné pécheur, au point d'en perdre la mémoire et que, avec son chagrin amer, il a dormi toute la journée ensuite dans sa pelisse de mouton. Un petit verre pour noyer sa peine, quand il se réveille, et il se remet aussitôt à pleurer pitoyablement, s'essuyant les yeux avec ses manches sales, parce qu'il se souvient de sa pauvre petite brebis égarée, de sa fille Douniacha. Non, mais c'est si naturel, si vrai, ça! Relisez-le vous-même: c'est du vrai, ça vit! Je l'ai vu moi-même, car tout cela existe sous mes yeux: cette Thérèse par exemple, il ne faut pas chercher bien loin pour trouver des exemples. Celui-ci également, notre pauvre fonctionnaire… lui aussi, c'est peut-être un homme comme ce Samson Vyrine, sauf qu'il ne s'appelle pas comme lui mais GORCHKOV. C'est le sort commun, ma petite mère, et le même malheur peut nous arriver à nous, et à moi aussi. Et le comte également, le fier comte qui demeure sur la Perspective Nevski ou sur le quai de la Néva, il pourrait le connaître, ce sort-là. Cela semblera peut-être différent dans son cas, parce que chez eux, chez les gens de son espèce, tout se passe d'une autre façon, sur un ton plus distingué, mais il deviendra pareil, au fond, car tout peut arriver, et cela pourrait m'advenir à moi aussi. Voilà ce que c'est, ma petite mère, et vous parlez encore de nous quitter. Je pourrais tomber dans le péché, Varinka, dans le malheur. Vous allez vous perdre vous-même et nous mener à notre perte à la fois, ma chère amie. Oh! mon alouette, chassez donc de votre tête mignonne ces pensées rebelles, et ne me tourmentez plus inutilement. Voyons, mon pauvre petit oisillon, dont les plumes n'ont pas poussé encore, comment ferez-vous pour vous entretenir vous-même, pour vous préserver de la perdition, pour vous défendre contre les méchants? Soyez raisonnable, Varinka, revenez à vous. N'écoutez plus les conseils stupides qu'on vous donne, ne prêtez plus l'oreille à ces balivernes! Mais relisez encore une fois votre livre, relisez-le avec attention. Cela vous fera du bien.