Voici trente ans bientôt que je sers dans l'administration. J'ai toujours rempli mes fonctions de façon irréprochable, ma conduite a été bonne, je ne suis pas buveur, et je n'ai jamais été mêlé à des troubles politiques. En tant que citoyen, j'ai, je le reconnais, mes défauts, que je ne me cache point, mais je possède aussi des qualités. Je jouis de l'estime de mes supérieurs et Son Excellence elle-même est satisfaite de moi. Encore qu'elle ne m'ait point donné jusqu'ici de témoignages particuliers de bienveillance, je sais qu'elle est contente de moi. Mon écriture est nette, assez élégante, pas trop grosse, mais pas trop menue non plus, assez proche de la cursive et toujours lisible, toujours satisfaisante. Il n'y a guère, dans notre service, qu'Ivan Prokofiévitch, et encore, qui possède une écriture semblable. Mes cheveux sont devenus gris à la tâche. Je n'ai pas de péché sérieux à me reprocher. Certes, de petits péchés, j'en ai commis, mais qui donc ne commet pas de petits péchés parfois? Par contre, je n'ai jamais été soupçonné de quelque méfait grave, ou de quelque crime, comme la violation d'un règlement par exemple, ou une atteinte à la tranquillité publique. On n'a jamais eu à me le reprocher, ça n'a pas existé dans ma vie! J'ai même failli être proposé pour la Croix et c'est tout dire! Tout cela, à la vérité, vous auriez dû le savoir, ma petite mère, et il aurait dû le savoir également! Du moment qu'il se mettait en tête de me dépeindre, il aurait dû connaître la vérité entière. Non, ma petite mère, je ne me serais pas attendu à cela de votre part, non, Varinka! Pas de votre part en tout cas, pas de votre part.
Comment? On ne pourra plus vivre, après cela, dans son coin tranquille, quel que soit ce coin d'ailleurs. Plus permis de vivre sans troubler l'eau de son voisin, selon le proverbe, sans faire de mal à personne, craignant Dieu et veillant sur soi-même, afin qu'on ne me touche pas non plus, afin qu'on ne pénètre pas dans mon réduit pour fourrer le nez dans ma vie intime: savoir quel est mon petit train d'existence domestique, si je possède, par exemple, un bon gilet, si j'ai tout ce qu'il faut en fait de linge de corps, si j'ai des souliers et s'ils sont convenablement ressemelés; si je mange à ma faim et comment je me nourris et ce que je bois, et quels sont les documents que je copie? Quel mal y a-t-il donc, ma petite mère, à ce que je traverse parfois la chaussée sur la pointe des pieds, là où elle est mal pavée, afin de ne pas user mes chaussures? Quel besoin a-t-on donc d'écrire de son prochain qu'il lui arrive de connaître des jours de misère et de ne pas prendre de thé? Comme s'il était indispensable que tout le monde boive du thé! Est-ce que je regarde, moi, dans la bouche de chacun, pour savoir ce qu'il se met dans le ventre? Envers qui donc me suis-je comporté ainsi, qui ai-je offensé de cette façon? Non, ma petite mère, c'est mal de blesser un homme quand il ne nous a rien fait. Tenez, Varvara Alexéievna, pour prendre un exemple: On remplit sa tâche chaque jour avec zèle, avec dévouement, et les chefs sont contents, ils nous respectent (quoi qu'ils puissent dire, ils nous respectent, c'est certain) et voici que quelqu'un se met à écrire, à ma barbe pour ainsi dire, un pamphlet, une pasquinade sur moi, sans aucun motif visible, sans que je lui en aie donné prétexte le moins du monde. Certes, il peut m'arriver, à moi aussi, de me faire un vêtement neuf ou d'acheter des chaussures, et de m'en réjouir au point de ne pas en dormir une nuit, de m'en réjouir, car c'est vraiment si agréable de mettre son pied dans une chaussure élégante et neuve, c'est de la volupté. C'est un sentiment que j'ai éprouvé, je l'avoue, et la description est exacte sur ce point. Je m'étonne pourtant, que Fédor Fiodorovitch, notre chef, ait laissé passer par mégarde ce livre où il est après tout pris à partie également. C'est vrai que c'est encore un jeune fonctionnaire et qu'il aime, à l'occasion, élever la voix. Et pourquoi donc ne crierait-il pas un peu? Pourquoi n'admonesterait-il pas vertement l'un de nous quand cela devient nécessaire? J'admets qu'il lui arrive de s'emporter comme ça, sans raison apparente. C'est indispensable pour le bon ton, pour l'éducation morale des gens. Il leur faut inspirer un respect salutaire. Car – je le dis entre nous, Varinka – nous autres, on ne fait rien de bon sans crainte. Chacun ne songe qu'à ses avantages, à son avancement, voudrait être inscrit ici, cité là, et quant au travail, on cherche à s'en décharger le plus possible. Étant donné, d'autre part, que tous les fonctionnaires n'ont pas le même rang, qu'il en est de plus élevés que d'autres, il est naturel que le ton de la rodomontade doive varier de l'un à l'autre, selon le rang de chacun, c'est dans l'ordre des choses. C'est ainsi que ce monde est construit, ma petite mère. La vie sociale repose sur les allures d'autorité que nous affichons les uns envers les autres et sur la façon dont nous nous admonestons réciproquement. Sans ces précautions, le monde ne pourrait pas exister, et il n'y aurait d'ordre nulle part. Je m'étonne donc sincèrement que Fédor Fiodorovitch ait pu laisser passer par inadvertance un pamphlet aussi blessant.
Et quel diable l'a donc poussé à écrire, cet auteur? À quoi cela sert-il, je vous le demande? L'un des lecteurs va-t-il, par hasard, m'envoyer un manteau neuf après avoir lu ce récit? M'achètera-t-il peut-être de nouvelles chaussures? Non, Varinka, les gens liront l'histoire et voudront simplement en connaître la suite. On se cache de son mieux, on se fait petit, on s'efforce de passer inaperçu, on craint parfois de mettre le nez dehors, parce qu'on n'aime pas les jugements d'autrui, parce qu'on a peur d'être tourné en ridicule pour un rien, et voilà que toute notre vie civique ou familiale se trouve étalée sans vergogne dans la littérature. Tout y est imprimé, dévoilé, jugé et ridiculisé! On n'osera plus sortir dans la rue maintenant, car tout y est décrit avec tant d'exactitude qu'on reconnaîtra notre homme à sa démarche déjà. Passe encore si l'auteur avait racheté son œuvre en l'atténuant vers la fin, en ajoutant quelque chose pour adoucir son histoire. À l'endroit, par exemple, où on a bombardé le malheureux avec des paperasses, l'auteur aurait pu dire que cet homme avait été vertueux, qu'il fut un bon citoyen, et qu'il ne méritait pas d'être traité de cette façon par ses collègues, car il avait toujours respecté les gens plus âgés que lui (ici, l'auteur aurait pu glisser un exemple édifiant), qu'il n'avait fait de mal à personne, qu'il crut en Dieu et qu'il mourut (si l'auteur tient absolument à le faire mourir) pleuré et regretté de tous. Mieux aurait encore valu ne pas le laisser mourir, ce malheureux, mais faire en sorte qu'on retrouve son manteau ou que Fédor Fiodorovitch – mais non, qu'est-ce que je dis! – que le général, ayant appris les vertus de ce subalterne, le fît venir dans son bureau pour lui annoncer une promotion en grade et lui accorder un bon traitement. De cette façon, tout aurait été sauvé, voyez-vous: les méchants auraient été punis, et la vertu se serait trouvé récompensée. Quant aux vilains collègues de chancellerie, ils en auraient été pour leurs frais et seraient demeurés gros Jean comme devant. Moi, par exemple, j'aurais terminé l'histoire de cette manière. Qu'y a-t-il de bon dans ce récit, qu'y a-t-il d'extraordinaire? L'auteur n'a fait que raconter un fait divers banal, il a fourni un exemple emprunté à la vie quotidienne. Comment avez-vous pu songer, ma très chère, à m'envoyer un livre pareil? C'est un ouvrage malintentionné, Varinka. Et puis, c'est une histoire invraisemblable, car des fonctionnaires de ce genre, cela n'existe pas. Non, non, je me plaindrai aux autorités, Varinka, je me plaindrai, c'est décidé.