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Cher Monsieur Makar Alexéievitch!

J'ai lu vos deux lettres, et j'ai failli en pousser une exclamation de surprise. Voyons, mon ami! Ou bien vous me cachez quelque chose et ne m'avez raconté qu'une partie seulement de tous ces désagréments que vous avez eus, ou bien… ou bien alors, Makar Alexéievitch, pour dire la vérité, vos lettres reflètent encore un certain trouble de l'âme… Venez me voir, pour l'amour de Dieu, venez me rendre visite aujourd'hui même. Écoutez-moi, venez sans façon pour le dîner, savez-vous. J'ignore complètement comment vous vivez dans ce logis et si vous vous êtes entendu avec votre logeuse pour finir. Vous ne m'écrivez rien à ce sujet, comme si vous désiriez passer intentionnellement cette question sous silence. Pour l'instant, au revoir mon ami. Venez nous voir aujourd'hui, venez absolument. Le mieux serait d'ailleurs que vous dîniez tous les jours avec nous. Fédora fait très bien la cuisine. Adieu.

Votre

Varvara DOBROSIOLOVA.

* * * * *

1er août.

Ma petite mère Varvara Alexéievna!

Vous êtes heureuse, ma petite mère, que Dieu vous ait donné l'occasion de rendre à votre tour le bien qu'on vous a fait et de me témoigner votre gratitude. Je l'apprécie, Varinka, et je crois à la bonté de votre petit cœur d'ange, ce n'est donc pas un reproche que je vous fais – mais ne me rappelez pas, comme l'autre fois, que je me suis laissé aller à des folies dans mes vieux jours. Eh bien oui, j'ai péché, que voulez-vous! Si vous tenez absolument à ce que ce soit un péché… Seulement ma bonne et brave amie, il m'est dur, à moi, d'entendre de telles choses de votre bouche. Il m'en coûte. Ne m'en voulez pas de parler ainsi, il y a quelque chose qui se déchire dans ma poitrine, ma petite mère. Les pauvres gens sont capricieux, c'est la nature qui l'a voulu ainsi. C'est une chose que j'avais sentie déjà auparavant. L'homme pauvre est exigeant, méfiant. Il a une façon à lui de voir le monde, et il regarde chaque passant de travers, il promène autour de lui des regards inquiets, craintifs, dressant l'oreille à chaque mot qu'il entend – ne serait-ce pas de lui par hasard que l'on parle? N'aurait-on pas fait une remarque sur son allure gênée et ridicule? N'a-t-on pas voulu lire ironiquement dans son cœur? Voilà qu'on l'examine maintenant, pour savoir l'air qu'il a du côté gauche, et puis on l'étudie ensuite du côté droit! Car on sait bien, Varinka, que l'homme pauvre ne vaut pas plus qu'un chiffon et qu'il ne saurait prétendre pour lui-même à aucune espèce de respect, quoi qu'on dise ou quoi qu'on écrive là-dessus. Ah! ces écrivailleurs, ces noircisseurs de papier! Ils ont beau aligner des phrases: l'homme pauvre restera ce qu'il est et rien ne sera changé en lui. Pourquoi donc demeurera-t-il toujours le même? Mais parce que, selon tous ces gens-là, tout doit être à découvert chez lui, étalé aux yeux de chacun. Rien ne doit demeurer secret ou sacré dans son âme. Il lui est interdit d'avoir de l'amour-propre ou de la fierté, ah ça non, non, par exemple! Tenez! Émilien m'a raconté l'autre jour qu'on avait organisé une souscription en sa faveur et que pour chaque dix kopecks qu'ils lui donnaient, les souscripteurs se croyaient autorisés à entreprendre une inspection quasi officielle de sa personne et de sa vie. Ils s'imaginaient lui faire cadeau de leurs sous. Ce n'était pas vrai: ils payaient en réalité pour qu'on leur fasse voir un homme pauvre. De nos jours, Varinka, tout se fait bizarrement, même la bienfaisance… mais il en a peut-être été toujours ainsi, qui sait! Ou bien ces gens ne savent pas s'y prendre pour faire le bien, ou bien ils sont trop habiles, l'un des deux. Ce sont des choses que vous ignoriez sans doute, ma petite mère: apprenez-les maintenant. Pour tout le reste, on ne compte pas, mais sur ce point on sait ce qu'on est. Pourquoi, me demanderez-vous, l'homme pauvre sait-il tout cela? Pourquoi pense-t-il de cette façon? Mais par expérience, tout simplement, par expérience. Parce qu'il sait, par exemple, que ce monsieur, qui marche à quelques pas de lui dans la rue et se dirige vers un restaurant, se dit à lui-même: «Je voudrais bien savoir ce que ce miséreux de petit fonctionnaire va manger aujourd'hui? Moi, je m'en vais commander un sauté-papillotes, tandis que lui, il devra se contenter sans doute d'un gruau cuit sans beurre.» Il y a des hommes comme cela, Varinka, il y en a qui passent leur temps à faire des réflexions de ce genre. Ils se promènent, ces pamphlétaires inconvenants, ces vils gribouilleurs, et vous observent dans la rue pour voir, par exemple, si vous posez le pied à plat sur la chaussée ou si vous marchez sur la pointe de vos chaussures. Ils veulent savoir si ce fonctionnaire, humble conseiller titulaire de tel ou tel département, n'aurait pas, par hasard, des chaussures trouées d'où sortent des orteils nus, ou bien si ses manches ne sont pas usées jusqu'à la corde. Ils notent tout cela en passant et puis ils le décrivent et publient ensuite d'abominables livres… Que lui importe, diable, que mes manches soient trouées au coude? Pardonnez-moi, Varinka, cette comparaison grossière; mais je vous dirai que l'homme pauvre possède en tout cela la même pudeur que vous, par exemple, en tant que jeune fille. Vous n'irez pas, n'est-il pas vrai – pardonnez-moi encore cette comparaison brutale – vous dévoiler en public? Eh bien, l'homme pauvre n'aime pas, lui non plus, qu'on fourre le nez dans sa tanière pour voir comment il vit en famille. Ce n'était donc pas bien de m'offenser, l'autre fois, Varinka, de connivence avec mes ennemis, qui cherchent à s'en prendre à l'honneur et à l'amour-propre d'un honnête homme.

Je me sentais si mal à l'aise, aujourd'hui, à la chancellerie; je me ramassais sur moi-même comme un hérisson, je me serrais comme un moineau plumé. Il me semblait que la honte me dévorait et me brûlait des pieds à la tête. J'étais gêné et honteux de moi-même, Varinka! Et comment ne serait-on pas timide et embarrassé quand le coude nu transparaît à travers la manche de la tunique et que les boutons de l'uniforme dansent au bout d'un fil? Comme par un fait exprès, tout était en désordre dans ma toilette, ce matin. On perd involontairement courage dans ces conditions. Et puis!… Stéphane Karlovitch lui-même s'était mis à me parler d'affaires aujourd'hui, et au bout d'un moment il lâcha tout à coup, comme par hasard: «Hé! Makar Alexéievitch, mon petit père!» Il n'acheva pas de dire à quoi il pensait, mais je l'ai deviné immédiatement et j'ai rougi de telle façon que ma calvitie est devenue rouge elle aussi. Cette exclamation semblait anodine à vrai dire, mais elle m'inquiète néanmoins, et me donne toutes sortes d'idées. N'aurait-on pas appris, dans mon service, ce qui s'est passé? Dieu m'en préserve! Qu'adviendrait-il, s'ils le savaient? Je soupçonne fortement, je dois l'avouer, une certaine personne. Ces misérables sont sans pitié. Ils me trahiront: ils vendront toute ma vie secrète – rien n'est sacré pour eux.

Je sais maintenant qui a vendu la mèche. C'est Rataziaiev qui m'a joué ce tour-là! Il connaît quelqu'un dans notre service, et il a dû lui raconter la chose, en passant, au cours d'une conversation, avec des adjonctions de son cru, j'imagine. Ou bien il en a parlé dans son service à lui et la rumeur s'est glissée de là dans notre service. Car dans mon appartement tout le monde, sans exception, est au courant de cette histoire et on y montre votre fenêtre du doigt. Hier, au moment où je suis allé dîner chez vous, ils se sont tous mis à la fenêtre; et notre logeuse a cité le dicton sur le diable qui tourne autour de l'enfant. Après quoi elle s'est servie d'un mot inconvenant pour parler de vous. Mais tout cela n'est rien encore en présence de la lâche intention de Rataziaiev de nous mettre, vous et moi, dans sa littérature et de nous dépeindre dans une fine satire! Il l'a déclaré lui-même, et de braves gens chez nous m'ont rapporté ses paroles. Ma tête est sens dessus dessous depuis lors; je ne puis penser à rien, ma petite mère, et je ne sais quelle décision prendre. À quoi bon nous le cacher, nous avons attiré par nos péchés le courroux du Seigneur sur nous, mon doux ange. Vous vous proposiez, ma petite mère, de m'envoyer un livre pour me distraire. Au diable ce livre, je n'en veux pas! Cela ne vaut rien, les livres! Ce sont des histoires invraisemblables, impossibles. Les romans ne sont que des tissus d'inepties; ils ont été écrits par désœuvrement, sans but sérieux, uniquement pour occuper les oisifs! Croyez-moi, ma petite mère, fiez-vous, dans ces choses, à ma longue expérience. N'écoutez pas les gens qui vous parlent d'un certain Shakespeare, car il existe, paraît-il, un écrivain de ce nom dans la littérature. Au diable Shakespeare! Ce Shakespeare ne vaut rien non plus, inepties, inepties que tout cela! C'est des inventions pour servir de prétexte à des pamphlets et à des pasquinades!