Je vous en supplie encore une fois: ne dépensez pas tant d'argent pour moi. Je sais que vous m'aimez beaucoup, mais vous n'êtes pas riche vous-même… Moi aussi je m'étais levée de bonne humeur ce matin. Je me sentais si bien, si contente. Fédora était à la tâche depuis longtemps, et elle m'a rapporté du travail pour moi également. Je me suis tellement réjouie; je suis sortie pour acheter de la soie, et je me suis mise à l'œuvre immédiatement. Toute la matinée durant, j'avais le cœur si léger, si gai. Et maintenant, voilà que les pensées sombres et tristes me reviennent. Mon cœur n'en peut plus de souffrir.
Qu'adviendra-t-il de moi, ciel! que sera mon destin? C'est dur de me trouver dans une telle incertitude, de ne pas voir d'avenir devant moi, au point d'être incapable d'imaginer, même de loin, ce qui m'arrivera par la suite. Quant à regarder derrière moi, je n'en ai pas le courage. Tout, dans ce passé, ne fut que souffrances et mon cœur se déchire dès que je m'en souviens. Je n'aurais pas assez de larmes pour pleurer jusqu'à la fin de mes jours cause de tout le mal que les méchants m'ont fait!
Le soir tombe, je dois me mettre à la tâche. J'aurais aimé vous dire beaucoup de choses encore; mais je n'en ai pas le temps, car ce travail doit être livré pour une date fixe, et il faut que je me dépêche. Certes, les lettres sont une excellente chose et me font du bien en me distrayant. Mais pourquoi ne viendrez-vous pas me rendre visite directement? Pourquoi ne venez-vous pas, Makar Alexéievitch? Vous habitez si près maintenant, et il vous arrive d'avoir des moments de loisir. Venez, je vous en prie. J'ai vu votre Thérèse. Elle m'a fait l'impression d'être bien malade. J'ai eu pitié d'elle et lui ai donné vingt kopecks. Ah oui! j'oubliais: il faut absolument que vous m'écriviez comment vous vivez, avec le plus de détails possible. Quels sont les gens qui vous entourent et vous entendez-vous avec eux? Je voudrais beaucoup être renseignée sur tout cela. Il faut absolument que vous me l'écriviez, convenu? Aujourd'hui, je relèverai intentionnellement le coin du rideau. Et puis, couchez-vous de meilleure heure. Hier, j'ai vu de la lumière chez vous jusqu'à minuit. Adieu pour le moment. Tout me semble si triste, si morne, si désespérant aujourd'hui. C'est sans doute une journée comme cela. Adieu.
Votre Varvara DOBROSIOLOVA.
8 avril.
Chère Madame Varvara Alexéievna!
Hélas! ma petite mère, hélas! ma chère amie, ce n'est que trop vrai: c'est une bien méchante journée qui est venue s'ajouter à mon destin de malheur! Oui… Vous vous êtes joliment moquée de moi, Varvara Alexéievna, de moi, pauvre vieillard. C'est ma faute d'ailleurs, et je suis entièrement à blâmer! Quel besoin avais-je, à mon âge et avec un seul toupet de cheveux sur mon crâne, de me lancer dans les amours et les équivoques… Il faut l'avouer, ma petite mère, l'homme est un être bizarre à certaines heures, très bizarre. Grands cieux! Quel démon nous pousse à parler parfois, et parler de quoi? Qu'en résulte-t-il? Rien, rien, il n'en résulte rien, et cela n'aboutit qu'à des situations absurdes, ce dont le Seigneur nous préserve! Non, ma petite mère, je ne suis pas fâché, mais cela me gêne de songer à tout ce que je vous ai écrit, et j'ai honte de m'être exprimé d'une façon tellement imagée et sotte! Il y a aussi que je me suis rendu à mon travail ce matin avec un entrain particulier. J'avais soigné ma toilette et tout rayonnait en moi! Mon âme était en fête, sans rime ni raison. Bref, j'étais gai. Je sortis mes dossiers avec zèle, et qu'est-il advenu de tout cela? Rien! J'ai jeté un regard autour de moi, et j'ai vu que tout était, comme auparavant, terne et triste dans ce bureau! Les mêmes taches d'encre, les mêmes pupitres, les mêmes paperasses, et je n'avais pas changé, moi non plus. Tel j'étais, tel je suis resté, absolument le même! Y avait-il de quoi, dans ces conditions, enfourcher Pégase? D'où cela m'était-il sorti? À cause du soleil devenu plus chaud, et du ciel plus clair? Est-ce la raison peut-être? Et comment ai-je pu parler de parfums et d'air embaumé, alors que Dieu sait quels détritus traînent dans la cour, tout juste sous les fenêtres de notre appartement? C'est donc par désœuvrement et stupidité que j'ai cru sentir tout cela! Illusions! Il peut arriver à un homme de se méprendre lui-même sur ce qu'il sent et d'en faire des tartines absurdes. La faute en est uniquement à cette sotte impulsivité de notre cœur. Je suis rentré chez moi, ou, plus exactement, je me suis traîné jusqu'à ma maison. J'avais tout à coup mal à la tête, sans raison plausible. Tout ça, c'est la même histoire (j'ai dû prendre froid dans le dos). Je m'étais réjoui du printemps et, grand idiot que je suis, je ne me suis pas vêtu assez chaudement. D'ailleurs, vous vous êtes un peu méprise sur la vraie nature de mes sentiments, ma chère amie! Cette effusion du cœur avait pris chez moi, en réalité, une direction tout à fait différente. C'était un sentiment paternel qui m'animait, le pur sentiment paternel et rien d'autre, Varvara Alexéievna! Car je vous tiens lieu de père maintenant, malheureuse orpheline que vous êtes! Je vous parle ici à cœur ouvert, par affection pure, comme le ferait un proche parent. Après tout, je vous suis un peu parent, à un degré très éloigné je le sais, en sorte que c'est un peu, comme dit le proverbe, la septième infusion d'un vieux thé. Je vous suis parent néanmoins, et je me trouve, à cette heure, dans la situation de votre parent et de votre protecteur le plus proche, puisque vous n'avez connu que trahison et perfidie là où vous étiez le plus en droit d'attendre aide et protection dans le malheur. Quant aux vers, je vous dirai, ma petite mère, qu'il serait peu décent, à mon âge, de me mettre à versifier. La poésie n'est que balivernes. De nos jours, on fouette les gosses à l'école lorsqu'ils s'y adonnent… Voilà ce qu'il en est sur ce point, ma petite mère.
Pourquoi me parlez-vous, Varvara Alexéievna, des commodités de mon logement, de la tranquillité de mon existence, et d'autres choses semblables? Je ne suis pas difficile, ma petite mère, pas exigeant, et je n'ai jamais vécu dans de meilleures conditions qu'aujourd'hui. Pourquoi aurais-je tout à coup des prétentions à mon âge? Je mange à ma faim, j'ai de quoi me vêtir et me chausser. Que nous faut-il de plus, à nous autres? Nous ne sommes pas fils de comte! Mon père n'appartenait pas à la noblesse, et il a vécu avec toute sa famille beaucoup plus pauvrement que moi, car il ne gagnait pas ce que je gagne. Je ne suis pas un enfant gâté. Cependant, et pour dire la vérité entière, j'avoue que tout était incomparablement mieux dans mon ancien logement. Je m'y sentais plus libre. Certes, mon logis actuel n'est pas mal non plus; il y a même plus de gaîté ici, à certains égards, plus de variété du moins. Je n'ai pas à me plaindre du nouvel appartement, mais je regrette l'ancien. Nous autres vieux, ou plutôt gens d'un certain âge, nous nous attachons aux choses anciennes comme à des amis très proches. L'autre appartement était étroit, savez-vous. Les murs – à quoi bon en parler? – les murs y étaient semblables à tous les autres murs, et ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Mais le souvenir de ce passé m'emplit de nostalgie et me rend mélancolique aujourd'hui… Que c'est bizarre: mon cœur est lourd, et pourtant ces souvenirs me semblent agréables. Même ce qui avait été déplaisant sur le moment même, les inconvénients de cette existence passée dont je m'irritais parfois, paraissent comme dépouillés, dans le souvenir, de leur aspect désagréable et surgissent dans mon imagination sous une forme attrayante. Nous avons vécu paisiblement là-bas, Varinka, nous y avons vécu, moi et ma logeuse, la brave vieille défunte aujourd'hui. Voilà que je commence à ressentir de la tristesse également à l'évocation de cette vieille! Ce fut une brave femme, et elle ne faisait pas payer cher mon loyer. Elle tricotait tout le temps des couvertures avec de longues aiguilles, en les assemblant morceau par morceau. C'était là son unique occupation. Nous avions mis en commun nos dépenses de chauffage, en sorte que nous travaillions à la même table. Sa petite-fille Mâcha vivait auprès d'elle; je l'ai connue enfant, elle doit avoir treize ans aujourd'hui. C'était une espiègle, toujours gaie et qui nous amusait énormément. Nous vivions ainsi tous les trois. Souvent, dans les longues soirées d'hiver, nous nous réunissions autour de la table ronde; nous buvions du thé et puis nous nous mettions au travail. La vieille s'interrompait de tricoter par moment et, pour distraire Mâcha, afin que l'espiègle demeure tranquille, elle se mettait à lui conter des histoires. Quelles belles histoires elle connaissait! Un homme mûr et sensé pouvait les écouter avec autant de plaisir qu'un enfant. Eh oui! Il m'arrivait ainsi d'allumer ma pipe et de prêter l'oreille à ses récits au point que j'en oubliais les choses sérieuses. Quant à la petite, notre gentille espiègle, elle devenait songeuse. Sa joue rose appuyée sur son bras mignon, elle entr'ouvrait sa jolie bouche et, dès que le conte lui faisait un peu peur, elle se serrait fortement contre la vieille. Quel plaisir nous avions à la regarder! On ne remarquait pas, certaines fois, que la bougie était presque consumée, on n'entendait pas les rafales de vent dans la cour, ni la tourmente de neige… Il faisait bon vivre là-bas à trois, Varinka. Nous y avons passé près de vingt années ensemble… Mais je bavarde à côté du sujet, à ce que je vois. Ces choses ne vous intéressent peut-être pas, et puis ces souvenirs me rendent triste, surtout en cette minute, car c'est le crépuscule. Thérèse s'affaire par ici, j'ai mal à la tête et je ressens des douleurs dans le dos également. En outre, mes pensées sont tellement bizarres, comme si elles avaient mal, elles aussi. Je me sens triste, aujourd'hui, Varinka!… Il y a un point dans votre lettre qui m'étonne, ma chère amie. Comment pouvez-vous m'écrire de vous rendre visite? Qu'en diront les gens, mon petit ange, y avez-vous songé? Il faudra traverser la cour pour me rendre chez vous, nos voisins le remarqueront; ils poseront des questions et cela donnera naissance à des bavardages, puis à des cancans, car on interprétera faussement nos relations. Non, mon ange mignon, il vaut mieux que je vous voie demain à l'église, aux vêpres. Cela sera plus raisonnable ainsi, et moins risqué pour tous les deux. Ne m'en voulez pas, ma petite mère, de cette lettre désordonnée. En la relisant, je me suis aperçu que j'y ai tout dit de travers. Je ne suis, Varinka, qu'un vieil homme sans instruction. Je n'ai pas appris assez dans ma jeunesse et ce n'est pas maintenant que je pourrais m'instruire: les choses, à mon âge, n'entrent plus facilement dans la tête. Je le sais bien, ma petite mère, que je ne suis pas habile dans l'art d'écrire et je n'ignore pas, sans que je doive y être rappelé par d'autres avec moquerie, que je ne fais qu'accumuler des sottises lorsque je me mêle de faire des phrases un peu plus élevées… Je vous ai vue à la fenêtre aujourd'hui, j'ai vu comment vous avez baissé le rideau. Adieu, adieu, que le Seigneur vous garde! Adieu, Varvara Alexéievna.