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V. B.

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19 août.

Varvara Alexéievna, ma petite mère!

J'ai honte, mon hirondelle, Varvara Alexéievna, je me sens confondu de honte! Mais ma petite mère, qu'y a-t-il donc là de si extraordinaire après tout? Pourquoi ne pas s'égayer un peu, ne pas permettre au cœur de se détendre? Quand je bois, je ne pense plus aux semelles de mes chaussures: les semelles ne sont qu'une misérable chose et resteront toujours de viles semelles usées et sales! D'ailleurs, les chaussures aussi sont méprisables! Les sages de la Grèce ne portaient pas de chaussures. Pourquoi devrait-on, nous autres, nous faire du souci pour un objet si dénué d'importance? Est-ce une raison pour me critiquer et m'offenser; y a-t-il là-dedans de quoi me marquer du dédain? Hé! ma petite mère, ma petite mère, vous avez trouvé de quoi vous inquiéter dans vos lettres! Quant à Fédora, dites-lui de ma part qu'elle est une femme futile, agitée, éprise de scandale, et avec cela bête, indiciblement bête! Encore un mot au sujet de mes cheveux gris: vous vous trompez sur ce point également ma très chère, car je ne suis pas du tout le vieillard que vous paraissez croire. Émilien vous salue. Vous m'écrivez que vous avez été très affligée et que vous avez pleuré. Je vous réponds, moi, que j'ai été très affligé, moi aussi, et que j'ai pleuré également. Pour conclure, je vous souhaite de vous bien porter et d'être contente. En ce qui me concerne, je me porte fort bien, je suis content et je demeure, mon doux ange, votre ami

Makar DIÉVOUCHKINE.

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21 août.

Bien chère Madame et amie, Varvara Alexéievna!

Je sens que je suis fautif; j'ai conscience d'être coupable devant vous. Seulement, il n'y a aucun avantage, à mon avis, à ce que je reconnaisse tout cela, ma petite mère, quoi que vous en disiez! Même avant mon péché, je le savais déjà, je le sentais. Mais j'ai perdu courage: j'ai sombré moralement à cause de la conscience de ma faute. Oh! ma petite mère, je ne suis ni méchant ni cruel, et pour tourmenter votre petit cœur adorable, ma tourterelle, il faudrait être, à tout le moins, un tigre féroce. Or j'ai, moi, une âme d'agneau, et je n'ai pas de propension, vous le savez, à la férocité sanguinaire. Il s'ensuit, mon doux ange, que je ne suis pas tout à fait responsable de ma conduite: ni mon cœur, ni mon esprit n'en portent la faute. Qui est coupable? je ne le sais pas en vérité. C'est une sombre histoire; c'est une affaire obscure, ma petite mère! Vous m'avez envoyé trente kopecks d'argent, et une pièce de vingt kopecks quelques jours plus tard: mon cœur s'est mis à gémir tandis que je regardais ces sous, cette obole d'une orpheline. Vous vous êtes brûlé la main, vous n'aurez rien à manger bientôt, et vous m'écrivez pour me dire de m'acheter du tabac! Que devais-je faire, voyons, dans cette situation? Fallait-il consentir à vous dépouiller, comme un brigand, à prendre sans remords votre argent, ma pauvre orpheline? C'est alors que j'ai perdu courage, ma petite mère. C'est-à-dire que j'ai involontairement senti, pour commencer, que je ne suis bon à rien et que je ne vaux guère mieux, moi-même, que la semelle de mes chaussures. J'ai donc jugé inconvenant de m'accorder une importance quelconque et je me suis convaincu, tout au contraire, d'être moins que rien, d'être moi-même une chose honteuse et en quelque sorte indigne. Ayant ainsi perdu le respect de moi-même, m'étant abandonné à la négation de mes bonnes qualités et de ma dignité, je me suis senti perdu. Ce fut, à ce moment, la chute, la chute inéluctable. C'est le destin qui l'a voulu ainsi, le destin; et je n'y suis pour rien, je ne suis pas coupable. J'étais sorti simplement pour prendre l'air. Mais tout concourait à mon malheur ce jour-là: la nature paraissait éplorée et désolée. Il faisait froid et il pleuvait. Naturellement, Émilien s'est trouvé sur mon chemin, c'était inévitable. Il a déjà mis au mont-de-piété tout ce qu'il possédait et a dépensé l'argent obtenu de cette façon. Lorsque je l'ai rencontré, il n'avait rien mangé depuis deux jours, et il songeait à mettre en gage des objets qu'on ne peut réellement pas engager, car des gages de ce genre, ça n'existe vraiment pas. Que voulez-vous, Varinka, j'ai cédé! j'ai cédé par compassion pour l'humanité plus que par inclination personnelle. Voilà comment je suis tombé dans le péché, ma petite mère. Ce que nous avons pleuré ensemble, lui et moi! Nous avons parlé de vous. Il est si bon, c'est un homme au cœur d'or et très sensible. Je le sens très bien moi-même, ma petite mère. C'est justement pour cela qu'il m'arrive tant de malheurs, parce que je sens si fortement les choses. Je sais ce que je vous dois, ma tourterelle. Depuis que je vous ai connue, j'ai commencé à mieux me connaître moi-même, et je me suis mis à vous aimer. Avant de vous avoir trouvée, mon doux ange, j'étais solitaire, et je ne vivais pas réellement, j'étais comme endormi. Ils prétendaient tous, ces misérables, que j'ai une tête impossible, et ils se gaussaient de moi, si bien que j'avais fini par me mépriser moi-même. Ils affirmaient que je suis stupide, et j'ai cru que je l'étais effectivement. Mais quand vous êtes apparue, vous avez illuminé mon existence entière, vous avez apporté la lumière dans ma sombre vie. Tout s'est éclairé en moi alors, le cœur et l'âme, tout s'est mis à rayonner et j'ai acquis le calme intérieur en comprenant, grâce à vous, que je ne suis pas pire que les autres. Il me manque seulement l'éclat extérieur, un certain brillant, l'allure, mais je suis un homme; je suis un être humain par le cœur et par l'esprit. Hélas! quand je me suis rendu compte, dernièrement, que le destin s'acharnait contre moi malgré tout; quand, humilié par le sort, je me suis abandonné à la négation de ma propre dignité, le malheur a eu raison de moi. Accablé par les catastrophes, je suis tombé dans le découragement et dans le désespoir. Maintenant que vous savez tout, ma petite mère, et comment cela m'est arrivé, je vous supplie, les yeux pleins de larmes, de ne pas insister davantage et de ne pas me poser d'autres questions à ce sujet: mon cœur se déchire et je me sens rempli d'une lourde amertume. En vous exprimant tout mon respect, ma petite mère, je demeure votre fidèle

Makar DIÉVOUCHKINE.

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3 septembre.

Je n'ai pas achevé ma lettre précédente, Makar Alexéievitch, parce que je me sentais trop triste pour écrire. Il est des moments où je désire me trouver seule, pour m'abandonner sans témoin à ma tristesse et à ma mélancolie, pour m'y complaire sans partage, et ces instants-là tendent à devenir de plus en plus fréquents dans ma vie. Il y a dans mes souvenirs quelque chose d'inexplicable qui m'attire irrésistiblement, et avec tant de force qu'il peut m'arriver de demeurer des heures durant comme insensible à tout ce qui m'entoure et d'oublier complètement le présent. Toute impression de mon existence actuelle, qu'elle soit agréable, pénible ou mélancolique me rappelle des émotions analogues dans mon passé; c'est le plus souvent à mon enfance, à mon enfance dorée que je songe alors. Je me sens toujours accablée après ces rêveries. Je deviens faible, les rêves intérieurs m'épuisent, et ma santé déjà chancelante ne fait qu'empirer dans ces conditions.