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Votre ami sincère,

Makar DIÉVOUCHKINE.

* * * * *

9 septembre.

Ma petite mère Varvara Alexéievna!

Je vous écris dans un état épouvantable. Je suis bouleversé par le terrible événement qui s'est produit. Ma tête tourne et il me semble que tout danse autour de moi. Oh! ma chère amie, comment vais-je vous le raconter? Nous ne l'aurions jamais pensé, jamais pressenti. Non, il est impossible que je n'en aie pas eu le pressentiment. Si, si, j'en ai eu d'avance l'intuition obscure. Tout cela, mon cœur l'avait deviné. Je me souviens même que j'ai rêvé l'autre jour, et c'était de cela sans doute qu'il s'agissait dans mon rêve.

Voici ce qui est arrivé. Je vais vous le raconter simplement, sans style, avec les mots que le Seigneur me dictera. Je me suis donc rendu au travail ce matin; j'arrive au bureau, je m'assieds à ma place et je me mets à écrire. Il faut que je vous dise, ma petite mère, que j'ai fait de la copie hier aussi. Il est donc arrivé, hier, que Timothée Ivanovitch s'est approché de ma table et a daigné me donner personnellement l'ordre de recopier une pièce, un document urgent, à ce qu'il m'a dit, et très important. «Recopiez-le, m'a-t-il recommandé, recopiez-le, Makar Alexéievitch, de votre plus belle écriture, faites-le très soigneusement et promptement: la pièce doit être soumise aujourd'hui même pour signature.» Il faut que je vous confie ici, mon doux ange, que je n'étais pas en forme hier, que je me sentais de mauvaise humeur, au point que j'évitais de regarder autour de moi: une tristesse si profonde, une mélancolie si sombre m'étaient venues. J'avais froid au cœur et il faisait nuit dans mon âme. Votre pensée ne me quittait pas, ma pauvre petite hirondelle. Bref, je me suis mis à copier. J'ai transcrit la pièce d'une façon très propre, impeccable, mais comment vous l'expliquer, je me le demande. Est-ce le diable qui m'a poussé, les forces mystérieuses de la destinée sont-elles intervenues, ou était-ce simplement fatal, inévitable: le fait est que j'ai omis, dans ma copie, une ligne entière. Cela a donné un sens, Seigneur, c'est-à-dire que la phrase n'avait pas de sens du tout. On n'a pas eu le temps de faire signer le document hier et c'est aujourd'hui seulement qu'on l'a soumis à Son Excellence. Moi, je me suis rendu à mon bureau ce matin comme d'habitude, sans me douter de rien; et je me suis installé à côté d'Émilien Ivanovitch. Je dois vous dire, ma chère amie, que je suis devenu, depuis un certain temps, beaucoup plus timide qu'à l'ordinaire et que je me sens constamment gêné, confus et craintif. Ces derniers temps, j'évitais même de regarder mes collègues et je fuyais leurs regards. Il suffisait que la chaise d'un voisin se mît à grincer pour que je me sente aussitôt plus mort que vif de terreur. C'est dans cet état d'âme que je me trouvais, aujourd'hui également, collé à mon siège et baissant la tête, roulé en hérisson, si bien qu'Euthyme Akimovitch (c'est un terrible chicaneur, il n'en existe pas de pareil au monde) me dit soudain à voix haute de façon à ce que tous pussent l'entendre: «Qu'avez-vous donc ce matin, Makar Alexéievitch, vous faites une drôle de tête, hi-hi-hi!» Et il esquissa, avec cela, une telle grimace que tous ceux qui étaient là, à côté de lui ou de moi, éclatèrent de rire, naturellement, à mes dépens! Ah! ils ne se gênaient pas! Ils se tordaient littéralement. Moi, je me suis fait tout petit, mes oreilles se sont serrées contre ma tête, et j'ai fermé les yeux. Je demeurai comme cela, à ma place, sans remuer. C'est mon habitude en pareil cas; ils ne tardent pas alors à me laisser tranquille. Tout à coup j'entendis du bruit, des pas précipités dans le corridor, un va-et-vient. J'entends – est-ce bien vrai, mes oreilles ne sont-elles pas le jouet d'une illusion? – oui, c'est cela, on m'appelle, j'entends crier mon nom, on appelle Diévouchkine! Le cœur s'est mis à trembler dans ma poitrine, et j'ai été saisi d'une frayeur inexplicable. Je ne sais de quoi j'ai eu peur en cet instant, mais je puis dire que jamais encore je n'avais éprouvé une pareille terreur de ma vie! Je me suis collé plus fortement à ma chaise, comme si je n'avais rien entendu, faisant semblant, en quelque sorte, de ne pas être là. Mais voilà que la rumeur grandit et se rapproche. Déjà, elle résonne au-dessus de mes oreilles. «Diévouchkine! crie une voix, Diévouchkine! Où donc est Diévouchkine?» Je lève les yeux, Eustache Ivanovitch était devant moi. Il me dit: «Makar Alexéievitch, on vous demande dans le bureau de Son Excellence, dépêchez-vous! Vous avez fait un malheur avec ce document!» Ce furent ses seules paroles, mais cela suffisait, n'est-il pas vrai, ma petite mère; c'était bien assez, ne le pensez-vous pas? Je me sentais foudroyé, glacé d'épouvante, comme privé de sens. Je me mis en route, marchant machinalement, plus mort que vif. On m'a fait traverser une pièce, puis une seconde et une troisième pièce, et on m'a conduit ainsi dans le cabinet de Son Excellence. Je me suis soudain trouvé là, planté devant lui! Vous décrire exactement quelles furent mes pensées en cet instant serait impossible; je ne m'en souviens plus. J'ai vu devant moi Son Excellence et ils se tenaient tous autour d'elle. Je crois que j'ai même oublié de saluer, tant ma confusion fut grande. J'étais stupide, mes lèvres tremblaient, mes jambes tremblaient. Il y avait d'ailleurs de quoi, ma petite mère. Tout d'abord j'avais honte. Mon regard venait de tomber par hasard sur un miroir placé à droite, et ce que j'y ai vu aurait pu me rendre fou tout bonnement! En second lieu, j'avais toujours fait mon possible pour passer inaperçu, faisant semblant de ne pas exister en ce monde, en sorte que Son Excellence ne s'était sans doute pas avisée de ma présence dans ses services. Peut-être avait-elle entendu mentionner, en passant, le nom d'un certain fonctionnaire Diévouchkine, mais sans entrer dans les détails et sans s'occuper de moi en rien.