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V. D.

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11 septembre.

Très chère Varvara Alexéievna!

Au nom du ciel, ma très chère amie, je vous en supplie, ne me quittez pas maintenant, ne vous éloignez pas à l'instant où je suis devenu heureux tout à fait et content de ma vie. Ma tourterelle! N'écoutez point les conseils de Fédora et sachez que je me comporterai toujours de la façon que vous le désirez. Je me conduirai bien, ne fût-ce que par respect déjà pour Son Excellence. Je me conduirai très bien, je serai correct et consciencieux. Nous continuerons à nous écrire des lettres heureuses et satisfaites, nous nous confierons l'un à l'autre, comme deux amis, nos pensées, nous partagerons nos joies et nos soucis, si toutefois nous devions avoir des soucis encore. Nous vivrons ensemble dans la joie et dans l'harmonie. Nous nous occuperons de littérature… mon doux ange, voulez-vous? Mon destin a complètement changé, et pour le mieux. Ma logeuse, par exemple, est devenue beaucoup plus tolérante. Thérèse se trouve être moins sotte que je ne l'avais cru, et Faldoni lui-même commence à donner des preuves d'agilité et de souplesse. Pour ce qui est de Rataziaiev, je me suis réconcilié avec lui. Je suis allé le voir le premier, dans la grande joie qui m'emplissait. C'est un très bon garçon, ma petite mère, sachez-le, et le mal qu'on m'avait dit de lui n'était que bavardages ineptes. J'ai pu me convaincre que tout cela ne fut qu'une basse calomnie. Jamais, au grand jamais, il n'avait eu l'idée de nous décrire, de faire de nous le sujet d'un roman. Il me l'a assuré lui-même. Il m'a lu quelques pages de sa dernière œuvre. Quant à ce terme de Lovelace, qu'il m'avait lancé l'autre fois, il paraît que ce n'est pas du tout une insulte ou un mot inconvenant. Il m'en a expliqué le sens. C'est une expression empruntée à une langue étrangère et qui signifie quelque chose comme «un gaillard qui a de l'allure et de l'audace», ou pour le dire avec plus d'élégance, dans un style plus littéraire, «un monsieur qui sait ce qui lui est dû» – voilà le sens vrai de ce mot! Il ne s'agissait donc pas d'une allusion déplaisante. Ce fut une plaisanterie inoffensive, mon doux ange. Je ne suis qu'un ignorant et c'est pourquoi je m'étais sottement offensé de la chose. Mais tout est en règle maintenant et je lui ai présenté des excuses… Il fait d'ailleurs si beau aujourd'hui, Varinka, un temps merveilleux et si doux! Il est vrai qu'il a gelé légèrement le matin, avec un peu de giboulée dans l'air, mais ce n'est rien. En revanche, l'air est devenu plus frais. Je suis allé m'acheter des chaussures, et j'en ai trouvé une paire qui est vraiment admirable. Ensuite, j'ai fait une promenade sur la Perspective Nevski. J'ai lu un numéro de L'Abeille. Ah, oui! J'oubliais l'essentiel, il faut que je vous le raconte.

Voici de quoi il s'agit:

Ce matin, je me suis entretenu avec Émilien Ivanovitch et Hyacinthe Mihaïlovitch, au sujet de Son Excellence. Oui, Varinka, il paraît que je ne suis pas le seul envers qui il s'est montré si généreux. D'autres que moi ont connu ses bienfaits également, et sa grande bonté de cœur est connue partout. Nombreux sont ceux qui chantent ses louanges, et dans maints logis on verse des larmes de reconnaissance en parlant de lui. Il avait accueilli une orpheline dans sa maison, et il a veillé sur son avenir: il l'a donnée en mariage à un homme considérable, un fonctionnaire de son cabinet. Il s'est occupé du fils d'une veuve et l'a casé dans une administration. Il a accompli bien d'autres actions charitables encore. En apprenant tout cela, ma petite mère, j'ai jugé de mon devoir d'entonner mon petit hymne en son honneur, moi aussi, et j'ai raconté à tous, à haute voix, le geste que Son Excellence a eu envers moi. Je leur ai dit toute la vérité sans rien leur cacher. J'ai mis ma honte dans ma poche. Il s'agit bien de honte, en vérité, et d'amour-propre personnel en présence d'une telle magnanimité. J'ai donc clamé la vérité, afin que nul n'ignore la grandeur d'âme de Son Excellence. J'ai parlé avec ferveur, avec chaleur, sans rougir et me sentant, tout au contraire, fier d'avoir à raconter une telle chose. Je leur ai tout confié (je ne me suis tu, ma petite mère, qu'en ce qui vous concerne, ainsi qu'il se devait), mes démêlés avec ma logeuse et avec Faldoni, je leur ai parlé de Rataziaiev, de mes chaussures et de Markov; bref, je leur ai tout dit, absolument tout. Certains d'entre eux ont souri, il est vrai, par moments. Pour dire la vérité, ils ont même tous souri ou ri légèrement. Sans doute y avait-il quelque chose de drôle dans mon visage ou dans mon allure, ou bien est-ce l'histoire de mes chaussures qui les a amusés, oui, c'est cela, c'étaient les chaussures. Car ils ne pouvaient pas plaisanter dans un mauvais esprit, j'en suis certain. Ils ont ri parce qu'ils sont jeunes, peut-être aussi parce qu'ils sont riches; mais ils n'ont certainement pas songé à se moquer de mes paroles. Ils ne pouvaient pas tourner en dérision des louanges adressées à Son Excellence, cela c'est tout à fait exclu, ne le croyez-vous pas, Varinka?

Je ne suis pas arrivé jusqu'ici à me ressaisir pleinement, ma petite mère. Tous ces événements m'ont tellement troublé. Avez-vous assez de bois pour vous chauffer? Prenez garde de ne pas prendre froid, Varinka. Un rhume est si vite attrapé. Oh! ma petite mère! Vous me tuez, savez-vous, avec vos idées tristes. Je ne fais que prier Dieu pour vous, et si vous saviez comment je prie, ma petite mère. Dites-moi, par exemple, avez-vous des chaussettes de laine ou, à tout le moins, quelque chose de chaud à vous mettre sur le corps? Soyez prudente, ma tourterelle. S'il vous manquait quelque chose, je vous en supplie, pour l'amour de Dieu, n'offensez pas un pauvre vieillard. N'hésitez pas à vous adresser à moi en ce cas. Les temps difficiles sont loin. Ne vous faites pas d'inquiétude pour moi. L'avenir est souriant, et il n'y aura désormais que de beaux jours clairs et heureux.

Oh! que ces temps furent difficiles et douloureux, Varinka! Bah! c'est passé maintenant, n'en parlons plus! D'ici quelques années, on ne s'en souviendra même pas, de cette époque. Je me rappelle mes années de jeunesse. Quel temps! Je n'avais pas un kopeck en poche certains jours; j'avais froid, j'avais faim, mais quelle joie dans l'âme, à n'en plus finir! Il m'arrivait le matin de faire une promenade sur le Nevski, d'apercevoir un joli minois, et c'en était assez pour me rendre heureux jusqu'au soir. Oh! quel temps, quel beau temps ce fut là, ma petite mère! Qu'il fait bon vivre en ce monde, Varinka! Qu'il fait bon, à Saint-Pétersbourg surtout! Hier je me suis repenti, en pleurant, je me suis repenti devant Dieu, j'ai prié le Seigneur de pardonner les péchés auxquels je me suis laissé entraîner durant cette sombre période: les murmures de révolte, les tendances au libéralisme, la débauche et les jeux de hasard. Je vous ai mentionnée, dans ma prière, avec une émotion si profonde. Vous seule, mon doux ange, m'avez donné des forces; vous m'avez consolé et réconforté, vous m'avez guidé avec de bons conseils et de sages recommandations. Cela, ma petite mère, je ne l'oublierai jamais. Aujourd'hui, j'ai pris vos lettres et je les ai embrassées toutes, l'une après l'autre, oui, ma tourterelle. Adieu maintenant, ma petite mère. On m'a dit qu'il y avait, non loin d'ici, un costume à vendre d'occasion. Je vais me renseigner. Adieu, mon doux ange, adieu!