Voilà, ma petite mère! Je ne sais plus comment je suis sorti de là, comment j'ai traversé le quartier de Vyborg et me suis retrouvé sur le pont de la Résurrection. J'étais las affreusement, sans forces, gelé, frissonnant, et c'est à dix heures seulement que je suis arrivé à mon bureau, j'avais voulu me nettoyer un peu dans le vestibule, mais Sniéguirev, le garde, m'a fait observer que ce n'était pas permis, que je risquais d'abîmer la brosse. «Or la brosse est propriété de l'État, mon cher monsieur», fit-il. C'est comme cela qu'ils sont maintenant avec moi, ma petite mère, et je compte moins, à leurs yeux, qu'un paillasson! C'est cela qui m'accable, Varinka. Ce ne sont pas les difficultés d'argent qui me tuent, mais toutes ces avanies, ces chuchotements, ces sourires, ces plaisanteries. Son Excellence pourrait, l'un de ces jours, faire une réflexion à mon sujet. Oh! ma petite mère, les beaux temps sont finis pour moi! J'ai relu aujourd'hui toutes vos lettres. Que c'est triste, triste, ma petite mère. Adieu, ma chère amie, que le Seigneur vous protège!
M. DIÉVOUCHKINE.
P.-S. Je me suis efforcé de vous raconter mon malheur en y mêlant un peu d'humour. Mais cela ne me réussit pas à cette heure, l'humour. J'avais voulu me conformer à vos conseils. Je viendrai vous voir, ma petite mère, je viendrai certainement.
11 août.
Varvara Alexéievna! Ma tourterelle, ma petite mère! Je suis perdu, nous sommes perdus tous les deux, nous sommes perdus l'un et l'autre, irrémédiablement, définitivement perdus. Ma réputation, ma dignité – tout est fini maintenant. Je vais périr, et vous allez périr aussi, ma petite mère, nous allons périr ensemble, sans espoir de salut! Et c'est moi, moi, qui vous ai conduite dans cet abîme. On me bafoue, ma petite mère, on me méprise, on me tourne en ridicule, et la logeuse s'est mise tout bonnement à m'insulter. Elle a crié contre moi aujourd'hui; elle m'en a dit de toutes les couleurs et m'a traité plus bas que terre. Vers le soir, l'un des amis de Rataziaiev a commencé à lire à haute voix un brouillon de lettre que j'avais rédigé pour vous et qui m'était, par mégarde, tombé de la poche. Ma petite mère, si vous saviez quelles plaisanteries ils se sont permis à ce sujet. Ils ont ri à gorge déployée, les traîtres, en faisant toutes sortes de remarques et de réflexions sur nous. Je me suis précipité dans leur chambre et j'ai confondu Rataziaiev; je lui ai reproché de trahir notre amitié, je lui ai dit qu'il était un traître. Il m'a répondu, Rataziaiev, que c'était moi le traître, parce que je me préoccupais en cachette de faire des conquêtes. «Vous nous avez caché la vérité, m'a-t-il dit, vous êtes un Lovelace, un vieux séducteur.» Ils m'appellent tous Lovelace maintenant, et ils ne connaissent plus que ce nom pour moi. Comprenez-vous, mon doux ange, comprenez-vous? Ils sont au courant de tout, ils savent tout désormais, à votre sujet également, ma chère amie. Ils connaissent les détails de votre existence, ils ont tout appris! Ce ne serait rien encore, mais Faldoni, le domestique, fait cause commune avec eux. Je l'ai envoyé aujourd'hui à la charcuterie pour quelques achats; il a refusé d'y aller, prétextant qu'il avait affaire. «C'est ton devoir d'obéir», lui ai-je dit. «Mais non, m'a-t-il répliqué, je ne suis pas obligé de vous obéir. Vous ne payez pas la patronne, et je n'ai pas de devoirs envers vous par conséquent.» Je n'ai pas pu supporter ce ton blessant de la part de ce moujik ignare et je l'ai traité d'imbécile. Lui alors: «À imbécile, imbécile et demi.» J'ai cru qu'il avait bu et que le vin le rendait grossier à ce point, et je le lui ai fait observer: «Tu n'es pas de sang-froid, tu es ivre sans doute, manant!» À quoi il a osé répliquer: «Est-ce avec votre argent, par hasard, que j'aurais bu? Vous n'avez pas vous-même de quoi vous offrir un petit verre. Vous mendigotez des sous auprès d'une espèce de femme.» Il a ajouté: «Et cela se prend pour un Monsieur.» Voilà, ma petite mère, où j'en suis aujourd'hui. J'ai honte de vivre, Varinka. C'est comme si j'étais cloué au pilori. Je suis tombé plus bas qu'un vagabond sans passeport. Quelles épreuves, quelles terribles épreuves! Je suis tombé, tombé pour de bon. Je suis perdu sans retour!