M. D.
13 août.
Mon très cher Makar Alexéievitch! Tous les malheurs s'abattent sur nous; et je ne sais plus moi-même ce que je vais devenir. Qu'allez-vous faire maintenant, car je ne puis guère vous être utile en ce moment. Je me suis brûlée aujourd'hui la main gauche avec le fer à repasser. Je l'ai laissé tomber par mégarde; ma main a été meurtrie, brûlée aussi, à la fois meurtrie et brûlée. Impossible de travailler; quant à Fédora, voilà trois jours déjà qu'elle est malade. Je suis dans une terrible angoisse. Je vous envoie trente kopecks d'argent. Il ne nous reste presque plus rien et pourtant, Dieu sait combien je souhaiterais vous aider dans vos difficultés présentes. C'est à en pleurer de dépit! Adieu, mon ami. Vous me consoleriez grandement en venant nous rendre visite aujourd'hui.
V. D.
14 août.
Au nom du ciel, Makar Alexéievitch, qu'avez-vous donc? Sans doute ne craignez-vous point Dieu? Vous allez me rendre folle pour de bon. Honte à vous! Vous vous perdez complètement. Songez au moins à votre réputation. Vous êtes un homme honnête, de noble caractère, avec de l'amour-propre. Qu'arrivera-t-il si tout le monde apprenait votre conduite! Il ne vous resterait plus qu'à mourir de honte! Ayez donc pitié de vos cheveux gris. Craignez Dieu! Fédora a déclaré qu'elle ne vous aidera plus désormais, et je ne vous donnerai pas d'argent, moi non plus, à l'avenir. Voilà où vous m'avez amenée, Makar Alexéievitch. Vous imaginez sans doute que cela m'est égal que vous vous conduisiez bien ou non? Vous ignorez encore ce que je subis à cause de vous. Je n'ose plus me montrer dans l'escalier de la maison: tous les voisins me dévisagent, me montrent du doigt, et colportent des choses abominables. Ils ne se gênent même plus pour affirmer que «je me suis acoquinée à un ivrogne». Croyez-vous que ce soit agréable d'entendre des choses pareilles? Quand on vous ramène ivre chez vous, tous les locataires de la maison haussent les épaules avec mépris en vous désignant: «C'est ce fonctionnaire qu'on ramène», disent-ils alors. J'ai honte pour vous, à un point que je ne saurais exprimer. Je quitterai cette maison, je vous le jure. Je m'engagerai n'importe où comme domestique, comme lavandière s'il le faut, mais je ne resterai pas ici. Je vous ai écrit de venir me rendre visite; vous ne l'avez pas fait. C'est donc que mes larmes et mes plaintes sont sans effet sur vous, Makar Alexéievitch! Où donc vous êtes vous procuré de l'argent pour boire? Pour l'amour de Dieu, ayez pitié de vous-même. Vous allez périr, périr stupidement! Et quelle honte avec ça, quel déshonneur! Votre logeuse n'a pas voulu vous laisser entrer hier soir et vous avez dû passer la nuit dans l'entrée. Je sais tout. Vous n'imaginez pas combien j'ai eu de peine en apprenant ces choses. Venez me voir, vous vous distrairez chez nous. Nous lirons ensemble, nous évoquerons des souvenirs. Fédora nous racontera des épisodes de ses pèlerinages. Ayez pitié de moi, mon bon ami, ne vous perdez pas et ne me menez pas à ma perte non plus. Car je ne vis que pour vous; c'est pour vous que je reste ici. Sachez-le et conduisez-vous en conséquence. Soyez digne et ferme dans le malheur. Rappelez-vous que pauvreté n'est point vice. Pourquoi désespérer d'ailleurs? Ces ennuis passeront. Tout s'arrangera avec l'aide de Dieu, mais il faut que vous teniez bon. Je vous envoie vingt kopecks; achetez-vous du tabac et tout ce dont vous auriez envie, mais au nom du ciel, ne dépensez pas cet argent pour le péché. Venez nous voir, venez absolument. Il se peut que vous ressentiez de la honte, comme l'autre fois, à vous montrer chez nous. Surmontez ce sentiment: c'est une fausse honte. Il suffirait que vous vous repentiez sincèrement. Espérez en Dieu. Il arrangera tout pour le mieux.
V. B.
19 août.
Varvara Alexéievna, ma petite mère!
J'ai honte, mon hirondelle, Varvara Alexéievna, je me sens confondu de honte! Mais ma petite mère, qu'y a-t-il donc là de si extraordinaire après tout? Pourquoi ne pas s'égayer un peu, ne pas permettre au cœur de se détendre? Quand je bois, je ne pense plus aux semelles de mes chaussures: les semelles ne sont qu'une misérable chose et resteront toujours de viles semelles usées et sales! D'ailleurs, les chaussures aussi sont méprisables! Les sages de la Grèce ne portaient pas de chaussures. Pourquoi devrait-on, nous autres, nous faire du souci pour un objet si dénué d'importance? Est-ce une raison pour me critiquer et m'offenser; y a-t-il là-dedans de quoi me marquer du dédain? Hé! ma petite mère, ma petite mère, vous avez trouvé de quoi vous inquiéter dans vos lettres! Quant à Fédora, dites-lui de ma part qu'elle est une femme futile, agitée, éprise de scandale, et avec cela bête, indiciblement bête! Encore un mot au sujet de mes cheveux gris: vous vous trompez sur ce point également ma très chère, car je ne suis pas du tout le vieillard que vous paraissez croire. Émilien vous salue. Vous m'écrivez que vous avez été très affligée et que vous avez pleuré. Je vous réponds, moi, que j'ai été très affligé, moi aussi, et que j'ai pleuré également. Pour conclure, je vous souhaite de vous bien porter et d'être contente. En ce qui me concerne, je me porte fort bien, je suis content et je demeure, mon doux ange, votre ami
Makar DIÉVOUCHKINE.
21 août.
Bien chère Madame et amie, Varvara Alexéievna!
Je sens que je suis fautif; j'ai conscience d'être coupable devant vous. Seulement, il n'y a aucun avantage, à mon avis, à ce que je reconnaisse tout cela, ma petite mère, quoi que vous en disiez! Même avant mon péché, je le savais déjà, je le sentais. Mais j'ai perdu courage: j'ai sombré moralement à cause de la conscience de ma faute. Oh! ma petite mère, je ne suis ni méchant ni cruel, et pour tourmenter votre petit cœur adorable, ma tourterelle, il faudrait être, à tout le moins, un tigre féroce. Or j'ai, moi, une âme d'agneau, et je n'ai pas de propension, vous le savez, à la férocité sanguinaire. Il s'ensuit, mon doux ange, que je ne suis pas tout à fait responsable de ma conduite: ni mon cœur, ni mon esprit n'en portent la faute. Qui est coupable? je ne le sais pas en vérité. C'est une sombre histoire; c'est une affaire obscure, ma petite mère! Vous m'avez envoyé trente kopecks d'argent, et une pièce de vingt kopecks quelques jours plus tard: mon cœur s'est mis à gémir tandis que je regardais ces sous, cette obole d'une orpheline. Vous vous êtes brûlé la main, vous n'aurez rien à manger bientôt, et vous m'écrivez pour me dire de m'acheter du tabac! Que devais-je faire, voyons, dans cette situation? Fallait-il consentir à vous dépouiller, comme un brigand, à prendre sans remords votre argent, ma pauvre orpheline? C'est alors que j'ai perdu courage, ma petite mère. C'est-à-dire que j'ai involontairement senti, pour commencer, que je ne suis bon à rien et que je ne vaux guère mieux, moi-même, que la semelle de mes chaussures. J'ai donc jugé inconvenant de m'accorder une importance quelconque et je me suis convaincu, tout au contraire, d'être moins que rien, d'être moi-même une chose honteuse et en quelque sorte indigne. Ayant ainsi perdu le respect de moi-même, m'étant abandonné à la négation de mes bonnes qualités et de ma dignité, je me suis senti perdu. Ce fut, à ce moment, la chute, la chute inéluctable. C'est le destin qui l'a voulu ainsi, le destin; et je n'y suis pour rien, je ne suis pas coupable. J'étais sorti simplement pour prendre l'air. Mais tout concourait à mon malheur ce jour-là: la nature paraissait éplorée et désolée. Il faisait froid et il pleuvait. Naturellement, Émilien s'est trouvé sur mon chemin, c'était inévitable. Il a déjà mis au mont-de-piété tout ce qu'il possédait et a dépensé l'argent obtenu de cette façon. Lorsque je l'ai rencontré, il n'avait rien mangé depuis deux jours, et il songeait à mettre en gage des objets qu'on ne peut réellement pas engager, car des gages de ce genre, ça n'existe vraiment pas. Que voulez-vous, Varinka, j'ai cédé! j'ai cédé par compassion pour l'humanité plus que par inclination personnelle. Voilà comment je suis tombé dans le péché, ma petite mère. Ce que nous avons pleuré ensemble, lui et moi! Nous avons parlé de vous. Il est si bon, c'est un homme au cœur d'or et très sensible. Je le sens très bien moi-même, ma petite mère. C'est justement pour cela qu'il m'arrive tant de malheurs, parce que je sens si fortement les choses. Je sais ce que je vous dois, ma tourterelle. Depuis que je vous ai connue, j'ai commencé à mieux me connaître moi-même, et je me suis mis à vous aimer. Avant de vous avoir trouvée, mon doux ange, j'étais solitaire, et je ne vivais pas réellement, j'étais comme endormi. Ils prétendaient tous, ces misérables, que j'ai une tête impossible, et ils se gaussaient de moi, si bien que j'avais fini par me mépriser moi-même. Ils affirmaient que je suis stupide, et j'ai cru que je l'étais effectivement. Mais quand vous êtes apparue, vous avez illuminé mon existence entière, vous avez apporté la lumière dans ma sombre vie. Tout s'est éclairé en moi alors, le cœur et l'âme, tout s'est mis à rayonner et j'ai acquis le calme intérieur en comprenant, grâce à vous, que je ne suis pas pire que les autres. Il me manque seulement l'éclat extérieur, un certain brillant, l'allure, mais je suis un homme; je suis un être humain par le cœur et par l'esprit. Hélas! quand je me suis rendu compte, dernièrement, que le destin s'acharnait contre moi malgré tout; quand, humilié par le sort, je me suis abandonné à la négation de ma propre dignité, le malheur a eu raison de moi. Accablé par les catastrophes, je suis tombé dans le découragement et dans le désespoir. Maintenant que vous savez tout, ma petite mère, et comment cela m'est arrivé, je vous supplie, les yeux pleins de larmes, de ne pas insister davantage et de ne pas me poser d'autres questions à ce sujet: mon cœur se déchire et je me sens rempli d'une lourde amertume. En vous exprimant tout mon respect, ma petite mère, je demeure votre fidèle