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Je ne vous ai pas demandé conseil. J'ai voulu peser moi-même tous les aspects de la situation. La résolution que je viens de vous communiquer est irrévocable, et j'en ferai part tout à l'heure à Bykov qui insiste pour obtenir une réponse définitive. Il me presse maintenant, prétendant que les affaires n'attendent pas, qu'il doit repartir et qu'il ne peut pas retarder son voyage pour des futilités. Dieu seul sait si je trouverai le bonheur là-bas, et mon destin repose dans Sa sainte et impénétrable Volonté; mais j'ai pris ma résolution. On dit que Bykov est un brave homme. Il aura du respect pour moi, et peut-être que j'apprendrai à le respecter, lui aussi. Peut-on espérer davantage de notre union?

Je vous fais part de la situation, Makar Alexéievitch. Je suis sûre que vous comprendrez ma tristesse. Ne cherchez pas à me détourner de mon intention. Vos efforts dans ce sens demeureraient vains. Pesez plutôt dans votre propre cœur toutes les raisons qui m'ont incitée à prendre cette décision. J'étais très tourmentée au début, mais je suis tout à fait calme actuellement. J'ignore ce que l'avenir me réserve. Il adviendra ce qu'il adviendra; il en sera selon la volonté de Dieu!…

Bykov vient d'arriver, et j'interromps cette lettre qui n'est pas achevée. J'avais beaucoup de choses à vous dire encore.

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23 septembre.

Ma petite mère Varvara Alexéievitch!

Je me hâte, ma petite mère, de vous répondre. Je m'empresse, ma petite mère, de vous dire que je suis stupéfait. Tout cela est étrange, contradictoire… Hier, nous avons enterré Gorchkov. Oui, Varinka, c'est donc ainsi. Varinka, c'est ainsi. Bykov s'est conduit en homme d'honneur. Seulement, voyez-vous, ma chère amie, voilà que vous acceptez tout à coup. Certes, nos destins dépendent de Dieu. C'est ainsi, je le sais, cela doit être ainsi; je veux dire que la volonté de Dieu doit absolument s'accomplir, et c'est sans doute Sa Volonté. Les intentions du Très-Haut sont incontestablement profondes et justes, mais impénétrables, et nos destinées aussi, nos destinées sont comme ses intentions. Bykov vous veut du bonheur, j'en suis sûr. Il est évident que vous serez heureuse maintenant, ma petite mère, que vous vivrez dans l'abondance, ma tourterelle, mon petit ange adorable, mon oisillon; seulement, Varinka, seulement, pourquoi y mettre tant de hâte?… Les affaires, je sais, les affaires… Monsieur Bykov est très occupé, bien sûr; qui donc n'est pas occupé en ce monde, et cela peut lui arriver aussi… Je l'ai aperçu au moment où il sortait de chez vous. C'est un homme imposant, très imposant; je dirais qu'il est presque trop imposant. Mais tout cela n'est pas tout à fait clair, ce n'est pas de son air imposant qu'il s'agit, et puis j'ai l'esprit un peu égaré en cet instant, je ne trouve pas facilement mes idées. Il y a surtout ceci: comment ferons-nous maintenant pour continuer à nous écrire? Et moi, et moi donc, vais-je rester seul désormais? Oui, mon doux ange, j'ai tout pesé; j'ai tout considéré, comme vous me l'avez demandé vous-même, j'ai tout pesé dans mon cœur, toutes ces raisons que vous me dites. J'allais achever la copie de la vingtième feuille, et voilà que tous ces événements me tombent sur la tête. Vous allez partir, ma petite mère, et il vous faudra faire différents achats pour le voyage, des chaussures, une robe. Je connais justement un magasin à la rue Gorohovaïa. Vous vous souvenez encore de la description que je vous en ai faite? Mais non, voyons, à quoi songez-vous, ma petite mère, réfléchissez! Vous ne pouvez pas partir maintenant, c'est impossible, absolument impossible. Vous avez tant d'emplettes à faire auparavant, et vous aurez besoin d'une voiture, d'un équipage privé. En outre, le temps s'est gâté. Voyez, il pleut à verse en ce moment, et c'est une mauvaise pluie, une pluie humide, et en outre… en outre, vous aurez froid, mon doux ange, vous aurez froid moralement. Vous, qui craignez tant les gens, vous vous êtes décidée à partir. Et moi, avec qui resterai-je ici? Vais-je être seul? Eh oui! Votre Fédora assure que c'est votre bonheur là-bas… C'est une femme violente, et elle ne songe qu'à ma perte. Viendrez-vous aux vêpres, ce soir, ma petite mère? Je m'y rendrai volontiers pour vous voir. C'est tout à fait exact, ma petite mère, c'est absolument vrai que vous êtes une jeune fille vertueuse, sensible et instruite; mais il vaudrait mieux, à mon avis, qu'il épouse cette marchande. Ne le pensez-vous pas, ma petite mère? Il serait préférable qu'il choisisse cette marchande, qu'il l'épouse donc. Je ferai un saut chez vous, ma bonne Varinka, dès que le soir sera tombé, je passerai chez vous pour une petite heure. Le crépuscule vient de bonne heure en cette saison, et j'irai vous trouver. En ce moment vous attendez Bykov. Quand il sera parti, nous verrons… Attendez ma visite, ma petite mère, je viendrai ce soir…

Makar DIÉVOUCHKINE.

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27 septembre.

Mon ami, cher Makar Alexéievitch!

Monsieur Bykov prétend que je dois avoir absolument trois douzaines de chemises en toile de Hollande. Il faudrait donc trouver au plus vite deux lingères pour deux douzaines de chemises encore, car il ne nous reste que peu de temps. Monsieur Bykov s'impatiente et dit que ces histoires de chiffons traînent trop. Notre mariage aura lieu dans cinq jours, et nous partirons dès le lendemain. Monsieur Bykov désire hâter les choses; il assure qu'il ne faut pas perdre du temps pour des futilités. Je suis exténuée, à cause de tous ces soucis, et c'est à peine si je tiens sur mes jambes. J'ai une masse de choses à régler; j'en ai par-dessus la tête et je me demande s'il n'aurait pas mieux valu renoncer à toute cette histoire. À propos: nous n'avons pas assez de dentelles et de guipures. Il faudrait donc en racheter, car Monsieur Bykov déclare qu'il ne souffrirait pas que sa femme soit vêtue comme une cuisinière, et qu'il est indispensable que je «rabatte le caquet à toutes les femmes des propriétaires du voisinage». Ce sont ses propres mots. C'est pourquoi, Makar Alexéievitch, je vous prie d'aller trouver Madame Chiffon à la rue Gorohovaïa. Dites-lui, premièrement, de nous envoyer des lingères et demandez-lui, en second lieu, de bien vouloir passer chez moi. Je suis souffrante aujourd'hui. Il fait si froid dans notre nouveau logis, et tout y est en désordre. La tante de Monsieur Bykov est si vieille qu'elle respire à peine. Je crains tout le temps qu'elle ne meure avant notre départ; mais Monsieur Bykov assure que ce n'est rien, qu'elle reprendra des forces. Tout est sens dessus dessous dans la maison. Monsieur Bykov ne vit pas avec nous, si bien que les domestiques s'absentent à tout bout de champ. On ne sait jamais où les trouver. Il arrive par moments que Fédora soit seule à nous servir. Quant au valet de chambre de Monsieur Bykov, qui devait veiller à tout, voilà trois jours qu'il est parti sans rien dire. Monsieur Bykov vient nous voir chaque matin, gronde constamment et a même rossé hier le gérant de la maison, à la suite de quoi il a eu des difficultés avec la police… J'ignorais par qui vous faire porter ma lettre. J'ai recours à la poste pour vous la faire parvenir. Ah! oui, j'allais oublier l'essentiel! Dites à madame Chiffon qu'il faut absolument qu'elle change les guipures, en se conformant à l'échantillon examiné hier, et qu'elle vienne elle-même chez moi pour me montrer un nouveau choix. Dites-lui aussi que j'ai changé d'avis au sujet du canezou: il faudra le faire au petit point. Et puis: les initiales sur les mouchoirs devront être faites au tambour, vous m'entendez? Au tambour et non pas à plat. Faites bien attention, n'oubliez pas que je veux un travail au tambour. Ah! j’allais oublier encore: Recommandez-lui, pour l'amour du ciel, de coudre les feuilles très haut sur la pèlerine, je la renforcerai avec des baleines, et d'entourer le col de dentelle ou d'un large falbala. N'oubliez pas, je vous en prie, de le lui dire, Makar Alexéievitch.