Avec le temps, j'appris à le connaître mieux et plus intimement. C'était un cœur d'or, un garçon digne de la plus grande estime, l'homme le meilleur qu'il m'ait été donné de rencontrer dans la vie. Ma mère l'appréciait beaucoup. Par la suite, il devint également mon meilleur ami, après ma mère bien entendu.
Moi aussi, au commencement, toute grande fille que je fusse, je me divertissais avec Sacha à ses dépens. Il nous arrivait de nous creuser la tête durant des heures, à ma cousine et à moi, pour imaginer de quelle façon nous pourrions le chicaner encore et le mettre hors de lui. Il était affreusement drôle quand il éclatait de colère et cela nous amusait énormément. (J'ai honte aujourd'hui de devoir l'avouer.) Un jour, nous le poussâmes à bout par quelque sotte gaminerie, et les larmes lui vinrent aux yeux tandis qu'il murmurait: «Méchants enfants.» J'entendis fort bien ces mots et me sentis très confuse tout à coup. J'avais honte, cela me faisait mal, je me sentais émue de pitié pour lui. Je me souviens que j'ai rougi jusqu'aux oreilles; je le priai, presque en pleurant moi-même, de se calmer, de ne pas nous en vouloir de nos stupides plaisanteries; mais il ferma brusquement le livre sans achever la leçon et se retira dans sa chambre. Toute la journée je fus tourmentée de remords. La pensée que nous, des enfants, l'avions poussé aux larmes par notre cruauté m'était intolérable. Ces larmes, nous les avions donc attendues, souhaitées. Nous avions désiré le voir pleurer. Nous étions parvenues à lui faire perdre toute patience. Nous l'avions amené de force, lui qui était malheureux déjà, à prendre conscience, le pauvre, de son sort misérable! Je ne pus dormir de la nuit, en proie au dépit, à la tristesse, au remords. On prétend que le remord soulage l'âme, c'est tout à fait faux. Une piqûre d'amour-propre se mêlait étrangement à mon chagrin. Cela me chicanait qu'il m'eût traitée en enfant. À cette époque j'avais déjà quinze ans.
À partir de ce jour, je me torturai l'esprit pour trouver le moyen de le faire changer d'opinion sur moi. Je forgeais mille plans. Mais j'étais, en certaines circonstances, timide et craintive. Dans la situation où je me trouvais, je n'osais me résoudre à rien et me bornais à rêver. (Et Dieu sait quels rêves!) Mais je cessai de le chicaner avec Sacha, et il ne se fâcha plus contre nous. Néanmoins, cela paraissait insuffisant à mon amour-propre.
Il faut que je dise maintenant quelques mots de l'homme le plus bizarre, le plus curieux et le plus pitoyable que j'aie rencontré de ma vie. Si j'en parle ici, à cet endroit exactement de mes notes, c'est parce que je n'avais presque pas fait attention à lui jusqu'à cette époque. Mais tout ce qui touchait à Pokrovski commença à m'intéresser, du jour au lendemain.
On apercevait parfois, dans notre maison, un petit vieux malpropre, mal vêtu, grisonnant, chétif et maladroit, en un mot étrange au delà de toute expression. Il donnait l'impression, au premier coup d'œil, d'avoir honte de quelque chose ou d'être embarrassé de sa propre personne. Il avait l'air, ainsi, de se ratatiner volontairement et de se contorsionner pour passer inaperçu. Il faisait avec cela de ces gestes et de ces grimaces qui pouvaient faire conclure à coup sûr qu'il n'avait plus toute sa raison. Il arrivait parfois dans notre maison et demeurait dans le corridor, devant la porte vitrée, sans oser entrer. Quand quelqu'un d'entre nous passait près de là – moi ou Sacha, ou un domestique qu'il savait être bien disposé pour lui – il saluait silencieusement du geste, faisait de la main divers signaux, et c'est seulement quand on l'appelait d'un mouvement de tête, signe convenu pour dire qu'il n'y avait pas d'étrangers dans la maison et qu'il pouvait entrer, que le petit vieux entr'ouvrait doucement la porte, le visage épanoui dans un sourire heureux et, se frottant les mains de satisfaction, se dirigeait tout droit vers la chambre de Pokrovski. C'était son père.
J'ai su par la suite en détail l'histoire de ce pauvre vieillard. Il avait servi jadis quelque part; mais, dépourvu des moindres dons de l'intelligence et insignifiant de sa personne, il était demeuré jusqu'au bout dans un humble emploi. Après la mort de sa première femme (la mère de l'étudiant Pokrovski), il eut l'idée de se remarier et épousa une fille de petits bourgeois. Avec sa nouvelle femme, tout alla à l'envers dans sa maison. Elle ne laissait de paix à personne et, le verbe haut, régentait tout le monde. L'étudiant Pokrovski était à cette époque un enfant d'une dizaine d'années. La marâtre le prit en haine. Mais le sort fut favorable à l'enfant. Un grand propriétaire foncier, Monsieur Bykov, qui avait connu le fonctionnaire Pokrovski et l'avait protégé autrefois, se chargea de veiller sur le garçon et le plaça dans un pensionnat. Il s'intéressait à lui parce qu'il avait connu sa défunte mère qui, du temps où elle était jeune fille, bénéficia des bienfaits d'Anna Fiodorovna et fut donnée par celle-ci en mariage au fonctionnaire Pokrovski. Monsieur Bykov, proche ami d'Anna Fiodorovna, donna, mû par un sentiment de générosité, cinq mille roubles de dot à la fiancée. On ignore ce que devint cet argent. Je connais ces détails par Anna Fiodorovna. Quant à l'étudiant Pokrovski, il n'aimait guère parler de sa famille. On prétend que sa mère avait été fort belle et je trouve étrange qu'elle ait fait un mariage si malencontreux en épousant un homme absolument insignifiant… Elle mourut jeune encore, quelques années après ce mariage.
Le jeune Pokrovski passa du pensionnat au gymnase, et entra ensuite à l'Université. Monsieur Bykov, qui venait assez fréquemment à Saint-Pétersbourg, continuait à le protéger. À cause de sa mauvaise santé, Pokrovski dut interrompre ses études. Monsieur Bykov lui fit faire alors la connaissance d'Anna Fiodorovna et le lui recommanda chaleureusement; en sorte qu'il fut accueilli dans sa maison où on lui assura le gîte et le couvert, à charge de donner à Sacha des leçons dans toutes les branches nécessaires.
Quant au vieux Pokrovski, le chagrin que lui causait la méchanceté de sa seconde femme le fit sombrer dans le vice le plus abominable, et il était presque continuellement ivre. Sa femme le battait, l'obligeait à coucher à la cuisine et l'amena à un tel point d'abdication qu'il finit par accepter les coups sans protester et ne se plaignit plus des mauvais traitements qu'il subissait. C'était un homme moins âgé, en réalité, qu'il ne paraissait; mais ses mauvais penchants l'avaient conduit jusqu'au seuil de la folie. L'unique sentiment élevé qui lui restait était un amour sans borne pour son fils. On prétendait que le jeune Pokrovski ressemblait comme une goutte d'eau à sa mère. Peut-être est-ce le souvenir de sa première femme, si bonne envers lui, qui engendra dans l'âme du vieillard déchu, cet amour immense pour son fils? Le vieux en avait plein la bouche et ne parlait jamais d'autre chose que de son garçon. Il venait régulièrement, deux fois par semaine, lui rendre visite. Il n'osait pas venir plus souvent, car le jeune Pokrovski détestait la présence de son père. Il est certain que l'irrespect pour son père était son plus grand et son plus grave défaut. Il faut d'ailleurs reconnaître que le vieux devenait par moments insupportable. Il se montrait tout d'abord terriblement curieux, et puis, il dérangeait continuellement son fils dans son travail en lui adressant la parole à tout bout de champ et en le harcelant de questions oiseuses autant que stupides. Enfin, il lui arrivait de se présenter chez lui en état d'ivresse. Son fils s'efforçait de le déshabituer peu à peu de ses vices, de son bavardage sans arrêt et de sa curiosité indiscrète, et il aboutit à ce résultat que son père l'écoutait, bouche bée, comme un oracle, et n'osait plus dire un mot sans sa permission.
Le pauvre vieux ne se lassait pas d'admirer son Petinka (c’est ainsi qu'il appelait son fils) et de s'extasier devant lui. Quand il venait lui rendre visite, il avait presque toujours l'air timide et comme soucieux, sans doute parce qu'il n'était pas sûr de l'accueil que lui ferait son fils. D'habitude, il hésitait longtemps avant d'entrer, et si je me trouvais là par hasard, il se mettait à me questionner, pendant quinze à vingt minutes parfois, sur ce que faisait Petinka. Était-il en bonne santé? Dans quel état d'esprit se trouvait-il et n'avait-il pas quelque travail important à faire? De quoi s'occupait-il exactement en ce moment? Écrivait-il ou s'adonnait-il à quelque grave réflexion? Quand je l'avais suffisamment rassuré et encouragé, le vieux se décidait enfin à entrer et, doucement, avec circonspection, entr'ouvrait la porte de la chambre de son fils, passait la tête d'abord, et si celui-ci ne se fâchait pas mais l'invitait d'un geste, il pénétrait à pas feutrés dans la pièce. Il enlevait alors sa misérable capote et son chapeau toujours froissé, troué par endroits, les ailes à demi arrachées; il les pendait à un crochet, s'efforçant, dans tous ses mouvements, de faire le moins de bruit possible, comme pour ne pas attirer l'attention. Il s'asseyait ensuite prudemment sur une chaise et ne quittait plus son fils des yeux, suivant chacun de ses mouvements, pour deviner l'état d'âme de son Petinka. S'il remarquait chez celui-ci le moindre signe de mauvaise humeur, il se levait aussitôt de sa chaise, expliquait qu'il était venu, comme ça, de passage. «Petinka, j'avais une longue course à faire et, passant devant la maison, je suis entré pour me reposer une minute.» Puis, sans un mot, humblement, il prenait sa capote, son chapeau, ouvrait la porte de façon aussi silencieuse qu'à l'arrivée, et s'en allait en s'efforçant de sourire pour contenir le chagrin qui débordait dans son âme et ne pas le laisser voir à son fils.