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Mais si, en revanche, le fils faisait bon accueil au père, le vieux ne se sentait plus de joie. Le bonheur éclatait dans ses yeux, dans ses gestes, dans ses mouvements. Quand son fils, d'aventure, lui adressait la parole, le vieux se soulevait sur sa chaise et répondait d'une voix douce, humble, soumise, flatteuse, pénétrée d'un respect quasi religieux, en prenant soin d'employer des termes «choisis», et qui dans sa bouche étaient d'un comique achevé. Mais il ne savait pas s'exprimer, et finissait par bredouiller et s'embrouiller, cherchait alors où cacher ses mains, essayait de se faire petit et continuait, pendant de longues minutes, à murmurer des mots indistincts comme pour réparer sa réponse maladroite. Lorsque, par hasard, il avait répondu convenablement, il s'enhardissait, rajustait son gilet, sa cravate, son habit, et paraissait retrouver, dans ces instants, la conscience de sa dignité. Il reprenait confiance alors et poussait, certaines fois, l'audace jusqu'à se lever sans bruit de sa chaise, s'approcher de l'étagère des livres et en sortir un volume, n’importe lequel, où il se mettait même à lire un passage au hasard, quel que fût le sujet traité. Il faisait tout cela avec un air d'indifférence feinte et un calme affecté, comme s'il lui était naturel et permis en même temps de disposer des livres de son fils, comme si la gentillesse de Petinka envers lui n'avait rien de surprenant. Mais j'ai remarqué un jour l'effroi qui s'empara du malheureux lorsque Pokrovski le pria de ne pas toucher à ses livres. Il s'effara, se hâta, dans sa confusion, de remettre le livre en place, se trompa, le mit à l'envers, le ressortit fébrilement et le replaça, mais cette fois avec le dos de la reliure contre le mur. Il souriait, rougissait, ne savait comment racheter son crime. Peu à peu, Pokrovski détournait par ses conseils le vieux de ses mauvais penchants; lorsqu'il lui arrivait de le voir trois fois de suite parfaitement sobre, il lui glissait, dès la visite suivante, vingt-cinq kopecks ou même un demi-rouble dans la main au moment de son départ. D'autres fois, il lui achetait des souliers, une cravate ou un gilet. Il fallait voir alors le père se dandiner comme un coq dans ses nouveaux atours. Quelquefois, il entrait chez nous, nous apportait, à moi et à Sacha, des pains d'épice, des pommes, et nous parlait sans fin de son Petinka. Il nous suppliait, dans ces occasions, d'être attentives à ses leçons, de l'écouter, affirmait que Petinka était un bon fils, un fils exemplaire, et, par surcroît, un fils savant. À ces derniers mots, il avait une façon tellement drôle de nous cligner de l'œil gauche d'un air entendu et se tortillait si bizarrement que nous ne pouvions nous contenir et lui pouffions de rire au nez. Ma bonne maman l'aimait beaucoup. Mais le vieux avait en horreur Anna Fiodorovna, tout en demeurant, en sa présence, humble, soumis et silencieux, plus bas que terre. Je cessai bientôt de prendre des leçons avec Pokrovski. Il me considérait toujours comme une enfant, une gamine turbulente, et me plaçait sur le même plan que Sacha. J'en souffrais beaucoup car je m'efforçais de mon mieux d'effacer l'impression de ma conduite précédente. Mes efforts passèrent inaperçus. Cela m'irritait de plus en plus. Je ne parlais presque jamais avec Pokrovski en dehors des leçons, et je n'aurais pas eu le courage de le faire. Je rougissais, me troublais en l'apercevant, et j'allais ensuite me cacher dans un coin pour y pleurer de dépit.

J'ignore comment tout cela aurait fini, si une circonstance étrange n'avait contribué à nous rapprocher. Un soir, alors que ma mère se tenait chez Anna Fiodorovna, j'entrai sur la pointe des pieds dans la chambre de Pokrovski. Je savais qu'il était sorti et l'idée me vint, je ne sais vraiment pas pourquoi, de jeter un coup d'œil chez lui. Jusque-là, je n'étais jamais entrée dans cette pièce, bien que nous fussions voisins depuis plus d'une année. Cette fois, mon cœur se mit à battre dans ma poitrine avec tant de force, tant de rapidité, que j'ai cru qu'il allait se rompre. Je regardai autour de moi avec une curiosité avide. La chambre de Pokrovski était pauvrement meublée, et il y avait beaucoup de désordre. Des papiers traînaient sur la table et sur les chaises. Partout, des livres et des papiers! Une idée bizarre me vint en même temps qu'un sentiment pénible de dépit m'envahissait: il me semblait qu'il ne pourrait pas se contenter de mon amitié et de mon cœur aimant. Il était savant, instruit, tandis que j'étais sotte et ne savais rien, n'ayant jamais rien lu, pas un seul livre… Je jetai à ce moment un regard d'envie sur les longues planches de l'étagère qui paraissaient crouler sous le poids des volumes. Je me sentais tiraillée entre la tristesse, la déception et une sorte de rage d'agir. J'eus envie tout à coup de lire tous ses livres, tous jusqu'au dernier, et le plus vite possible. Je m'y décidai sur-le-champ. Peut-être me suis-je imaginée, en cet instant, qu'en apprenant tout ce qu'il savait je me rendrais plus digne de son amitié. Je me précipitai vers la première planche de l'étagère. Sans réfléchir, sans hésiter et sans choisir, je m'emparai du premier tome venu, un vieux bouquin poussiéreux et, rougissante, pâle, tremblante d'émotion et de crainte, j'emportai chez moi le livre chipé comme un butin, avec l'intention de le lire durant la nuit qui suivrait, à la lueur de la veilleuse, quand ma mère se serait endormie.

Mais quelle ne fut pas ma déception lorsque, de retour dans notre chambre, j'ouvris avec hâte ce volume et n'y trouvai qu'un texte latin qui s'étalait sur des pages à demi pourries et rongées par les vers. Sans perdre de temps, je retournai chez Pokrovski. À peine me disposais-je à replacer le livre sur sa planche que j'entendis un bruit dans le corridor et des pas s'approchèrent. Je me hâtai, je me dépêchai de mon mieux, mais ce méchant bouquin avait été si étroitement serré entre d'autres livres que ceux-ci s'étaient détendus comme un ressort lorsque je l'avais sorti et tenaient maintenant toute la place disponible sans souci de leur collègue absent. Je n'avais pas la force de l'y intercaler. Je poussai cependant les volumes de toute mon énergie. Le clou rouillé qui retenait la planche, et qui semble-t-il n'avait attendu que cette minute pour céder, se brisa. La planche s'affaissa à l'une de ses extrémités et les livres roulèrent avec fracas sur le plancher. La porte s'ouvrit en cet instant et Pokrovski entra dans la chambre.

Il convient de dire ici qu'il ne pouvait supporter qu'on touche à ses affaires. Malheur à qui se permettrait de porter la main sur les livres! Qu'on juge donc de mon effroi lorsque ces volumes, les uns petits, les autres gros, des formats les plus divers, de toutes les dimensions et de toutes les épaisseurs, dégringolèrent de la planche, roulèrent sur le plancher et se mirent à danser sous la table, sous les chaises, dans toute la chambre. Je voulus fuir, il était trop tard. «Tout est fini, me dis-je, fini, fini! Je suis perdue, définitivement perdue! Je m'amuse et j'ai l'air de commettre des bêtises comme un enfant de dix ans. Je ne suis qu'une fille sotte, je ne suis qu'une grande sotte!»

Pokrovski se fâcha terriblement. «Il ne manquait plus que cela! cria-t-il. N'avez vous pas honte de vous conduire ainsi? Quand donc deviendrez-vous raisonnable?», et il se mit en devoir de ramasser les livres. Je me penchai pour l'aider. «Ce n'est pas nécessaire, pas du tout nécessaire, cria-t-il encore. Vous feriez mieux de ne pas entrer là où on ne vous a pas invitée.»

Mais, un peu adouci par mon attitude humble, il poursuivit d'une voix moins courroucée, sur le ton de mentor qu'il avait eu durant nos leçons et en usant du droit que lui conférait son rôle tout récent encore de professeur: «Voyons! Quand donc deviendrez-vous sage, réfléchissez à ce que vous faites! Regardez-vous, vous n'êtes plus une enfant, vous n'êtes plus une petite fille, vous avez quinze ans déjà, voyons!»

Et, comme pour vérifier que je n'étais effectivement plus une petite fille, il jeta un regard sur moi et rougit aussitôt jusqu'aux oreilles. Je ne comprenais pas ce qui lui arrivait. J'étais là devant lui et le regardais avec de grands yeux étonnés. Il se leva, s'approcha de moi l'air confus, se troubla affreusement, balbutia quelques mots, parut s'excuser de quelque chose, peut-être de n'avoir pas remarqué jusque-là que j'étais une si grande jeune fille. Je compris tout à coup. Je ne sais ce qui m'arriva à ce moment. Je me troublai, je perdis contenance, je rougis plus encore que Pokrovski, je me couvris le visage de mes mains et m'enfuis en courant de la chambre.

Je ne savais plus que devenir, où me cacher dans ma honte. Qu'il m'ait trouvée dans sa chambre! Ce seul fait déjà me semblait maintenant intolérable. Trois jours durant, je n'osai même pas le regarder. Je rougissais jusqu'aux larmes dès que je l'apercevais. Les pensées les plus terrifiantes, mêlées à des idées comiques, tournaient dans ma tête. L'une de ces idées, la plus abracadabrante, était d'aller le trouver pour m'expliquer avec lui, de tout lui avouer, lui dire franchement la vérité et le convaincre que je n'avais pas agi comme une petite fille sotte, mais mue par une bonne intention. J'avais déjà pris la décision de me rendre chez lui, mais, Dieu merci, le courage me manqua au dernier moment. J'imagine ce qu'aurait été mon attitude, les bêtises que je lui aurais débitées. Aujourd'hui encore, je me sens toute honteuse en me remémorant ces moments.