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— Ah ! te voilà, major ? fit le colonel à son fils, vois, je commence l’éducation de François. La tenaille ! Ç’a été La tactique de Bonaparte, c’est aussi la mienne.

« Lorsque le gamin sortira de Saint-Cyr, il se souviendra des conseils du colonel, et si par chance, une autre guerre survient avant qu’il soit à la retraite… »

— Sacristi, père, comme vous y allez, s’écria le médecin, révolté par ce rêve de gloire.

— Voyons, Ferdinand, tu ne saisis pas mon point de vue, remarqua le père Worms, je sais bien que la guerre est une mauvaise affaire pour quantité de gens, mais reconnais du moins qu’elle représente une aubaine pour les industriels et les militaires de carrière. En tant qu’homme je prie Dieu de préserver l’humanité d’un tel fléau, mais en tant qu’officier, je lui demande de procurer dans vingt ans de nouvelles batailles à notre pays afin que François puisse s’y distinguer.

— Oui, et bien, trancha Worms, je vois un moyen de trancher ce différend.

— Comment cela ? questionna le vieillard, en fixant sur son fils un regard mouillé par la curiosité.

— Comment ? mais mon père en ne faisant pas de François un soldat.

Le vieux militaire poussa une faible exclamation qui ressemblait à un gémissement. Il ouvrit la bouche, puis la referma parce qu’il avait trop de pensées violentes à libérer.

— Ferdinand ! Ferdinand ! finit-il par s’exclamer, es-tu bien mon fils ? Sais-tu que mon grand-père, que mon père ont consacré leur vie à l’armée. Je veux bien que le sort ait fait en ta personne une entorse à notre continuité militaire. Je m’y suis habitué. Mais tu as le bon goût, toi, fils d’officier, de nous faire un garçon et tu le destinerais à une autre carrière que celle des armes ?

Le docteur, peu soucieux de mécontenter son père, devint conciliant.

— Il est vain de vouloir édifier le futur, et surtout le futur d’un bonhomme de quatre ans, père. François suivra sa vocation, s’il en a une, vos conseils, s’il n’en a pas, et les miens, si hélas ! vous n’êtes plus là.

— Un bon point, cria le vieillard, redevenu jovial, je n’en demande pas davantage ! mon petit-fils aura mes aspirations et je vivrai assez vieux pour les lui communiquer. Attention, Ferdinand ! n’oublie pas que les militaires meurent chargés d’ans.

Worms sourit devant cette puérilité. Il se dévêtit et descendit à son cabinet de travail, nullement préoccupé de savoir si son fils deviendrait ou non colonel. « Pardi, se disait-il, nous verrons bien. Je vais lui bâtir pour commencer une solide santé, je lui apprendrai peut-être ce qu’est un homme d’esprit, la vie fera le reste… »

Il feuilleta son carnet de rendez-vous, afin de « préparer » le cas échéant ses consultations de l’après-midi.

Il vit qu’un gendarme viendrait en première visite au sujet d’un anthrax au genou ; aussi mit-il en état sa tablette d’opération. Après quoi il sonna Mademoiselle Jésus.

— A-t-on téléphoné ce matin ? demanda Worms.

— Non, docteur, répondit la vieille fille, mais un gamin a apporté un pli à votre nom.

Le docteur s’empara de la lettre, laquelle, on l’a deviné, contenait l’argent et le billet de Claire Rogissard. Sa lecture plongea Ferdinand Worms dans une profonde stupeur : « Cette petite idiote, fit-il tout haut, elle monte toute seule comme du lait sur le feu. Quelle crétine ! Mon Dieu, qu’une femme vindicative est donc méchante, et peu gracieuse dans sa méchanceté. »

Il jeta la lettre au panier et serra l’argent dans le tiroir de son bureau, bien décidé à oublier tous les Rogissard de France. Bien entendu, il n’en fallut pas davantage pour que l’incident lui occupât l’esprit.

— Me voilà remercié, comme un garçon de ferme, songea-t-il, c’est dommage car le cas m’intéressait. Je suppose que le confrère qui me succédera auprès de Rogissard continuera dans mon ordonnance. Il ne peut agir autrement, le chemin est tout tracé, qui aura-t-elle choisi ? Faber ou Grignard ? Enfin nous verrons ce soir ; puisqu’ils dînent chez moi, je leur en toucherai deux mots.

Ferdinand examina sa montre, elle marquait l’heure du déjeuner. À cet instant le colonel frappa d’un doigt timide à la porte de son fils. Le vieillard était en tenue de ville et tenait le petit François par la main.

« Nous allons prendre l’apéritif, le lieutenant et moi, déclara-t-il en désignant l’enfant, nous t’emmenons ».

Worms fit la moue, il n’aimait guère les cafés parce que, disait-il, on y perd son temps sans profit.

— Il est l’heure de se mettre à table, allégua-t-il.

— Il est l’heure qu’il nous plaît, affirma l’ex-officier, qui venait d’arracher laborieusement à sa femme la permission de sortir, et du reste, ajouta-t-il, les ménagères sont prévenues.

Worms se leva sans enthousiasme.

— Mon cabinet commence à 14 heures, plaida le médecin, je dois opérer un gendarme d’un mauvais anthrax.

Mais le colonel fit la sourde oreille.

« Le gendarme attendra et son anthrax lui tiendra compagnie s’il s’ennuie, trancha-t-il ». En avant, marche ! Lieutenant mettez-vous à l’alignement.

— C’est bon, je vous suis soupira Worms.

Il accompagna d’un regard amusé, le passé et le futur des Worms. Le grand-père était raide comme une cravache. Il avait la peau rouge-brun, le visage osseux, la bouche sans lèvres, une moustache poivre et sel, deux petits yeux en acier bleui et cet inévitable menton carré troué par une fossette de nouveau-né qui signale à l’attention publique les vieux traîneurs de sabres. Il s’habillait en gros drap clair, son costume aux formes sévères parachevait son aspect « ancien militaire ». Il donnait l’impression d’un meneur d’hommes ayant beaucoup servi ; on le jugeait volontaire mais il n’était que sentencieux. Le colonel Worms méprisait tous les civils. « Le civil ne sait pas obéir, disait-il, or, pour commander, il faut savoir obéir ». À la vérité Worms avait surtout su obéir… à sa femme d’abord, à ses supérieurs ensuite ; il n’avait jamais commandé que par esprit d’imitation, en employant les expressions de ses chefs et les mimiques de la colonelle. Au demeurant, il s’agissait d’un brave homme, assez innocent pour sembler indulgent, mais possédant quelque peu la cruauté des faibles.

Le petit François, âgé de quatre ans, ne se signalait à l’attention par aucune précocité particulière physique ou morale. C’était un bel enfant, blond, rose, et bleu. Il n’atteignait pas l’âge où l’on se manifeste. On ne l’éduquait pas encore ; on le surveillait seulement. Un élan poussait l’enfant vers le colonel, il aimait le vieillard, ce vieux petit garçon qui n’avait jamais regardé la vie que du haut de son cheval, et savait si bien jouer. L’officier éveillait en lui des sensations timides d’orgueil en lui vantant son avenir. Le bonhomme avait une conversation chamarrée comme un uniforme de hussard qui alimentait l’imagination du petit.

Ferdinand Worms suivit les « deux soldats » au café le plus proche où déjà, le colonel réclamait une ganache.

L’ancien officier avait décidé son fils à prendre l’apéritif dans un but précis. D’accord avec sa femme, il projetait d’emmener pour quelque temps son petit-fils chez lui. « À cause du bon air, alléguait-il, car le lieutenant était un peu pâlot ». En réalité le bonhomme s’ennuyait à la campagne, surtout en automne. Pour les gens rudes, la nature n’est pas exaltante à cette saison. Il n’osait demander à son fils la permission de lui ravir François. Il savait le médecin très strict sur les habitudes d’hygiène et craignait un refus. Rien n’est plus touchant qu’un grand-père s’apprêtant à solliciter une requête intéressant ses petits-enfants. Le père Worms dansait d’un pied et de l’autre devant le comptoir, en sirotant sa ganache. De temps à autre il ébouriffait les cheveux du petit et clignait de l’œil bêtement.